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Occident express 106

David Laufer
La Nation n° 2215 2 décembre 2022

Mardi soir, je suis allé à un vernissage en t-shirt à manches longues. Je me suis baladé à pied dans Belgrade, conscient de l’étonnante douceur de ce début novembre. Mercredi matin le chauffage central de ville s’était allumé et il faisait à peine dix degrés. Le brouillard était si épais que je ne pouvais plus distinguer la jeune femme de l’immeuble d’en face qui, tous les matins vers huit heures, se maquille à sa fenêtre. En une seule nuit nous sommes passés d’été en hiver sans vraiment avoir connu d’automne. Le changement de saison est souvent d’une désarmante brutalité à Belgrade. Sans rentrer dans de fumeuses analogies déterministes, il se trouve que cette brutalité se retrouve chez les Belgradois. Leurs humeurs, tantôt explosives et tantôt apathiques, se succèdent sans raison apparente et ne cessent de m’attendrir et de m’excéder tout à la fois. C’est peut-être une des raisons qui m’ont poussé, il a plus de deux décennies, à poser ici mes valises – à rebours ou presque de tout bon sens. Car après vingt années passées à vivre parmi les Serbes, à explorer leurs terres, à apprendre leur langue, leur humour et leur histoire, il n’est pas impossible que je sois parvenu aux frontières de l’intérêt de cet exercice. Et tout en contemplant le chemin parcouru, qui se justifie en lui-même, cette éternelle question persiste à me hanter: qu’est-ce qui m’a poussé à abandonner presque tout pour vivre ici. Si j’étais excessivement pathétique, ce qui m’arrive, je dirais que l’existence seule de mon fils explique et justifie tout. Mais il n’était pas né lorsque j’ai pris cette décision, d’une part, et d’autre part il n’est pas bien inspiré de faire endosser à nos enfants le poids de nos décisions, bonnes ou mauvaises. Avec les années néanmoins, il me semble que c’est ma propre enfance qui peut révéler le sens profond de ma vie belgradoise. Celle-ci a été marquée par des récits d’un romantisme suffocant dans lequel des héros surhumains sauvaient des petits enfants des griffes de monstres apocalyptiques. Ce n’était pas les contes de Grimm, c’était l’histoire de ma propre famille. En franchissant mon pas de porte toutefois, je me trouvais dans la banlieue de Lausanne, l’endroit le plus calme, le plus prévisible, en un mot le plus ennuyeux de la terre. Cette dissonance entre mes origines et leur résultat m’a probablement motivé à vouloir retrouver, quelque part sur cette planète, un lieu qui puisse me faire revivre l’intensité de ces récits d’autrefois. Le même drame – sans le danger. Belgrade avait tout pour me plaire de ce point de vue. Les cendres encore fumantes des années 90, les drames incessants d’une région qui avait fait basculer le continent tout entier dans le carnage, le mélange défraîchi d’architecture austro-hongroise et communiste tout droit sorti d’un décor de cinéma, j’avais trouvé ici tous les éléments qui me faisaient franchir mon pas de porte en endossant mon pardessus et le poids d’une histoire parfaitement tragique. Aujourd’hui j’ai de la sympathie pour ce jeune d’homme de trente ans. Mais à tous points de vue je ne le suis plus. Envers et contre tout j’aime Belgrade et les Belgradois. Comme me disait ma mère, on ne s’attache vraiment qu’à ce qui souffre. Aujourd’hui cet attachement, pour véritable qu’il soit, ne m’offre plus de raisons suffisantes pour prolonger indéfiniment mon séjour dans cette ville.

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