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Troupeau sédentaire et immortalité des empires

Jacques Perrin
La Nation n° 2219 27 janvier 2023

Dans la théorie des empires inspirée à l’historien Gabriel Martinez-Gros par un lettré musulman du XIVe siècle, Ibn Khaldûn, les bédouins, chargés des tâches relevant de la force, ne représentent que 2 à 5% des sédentaires qui constituent une population dense, nécessaire pour créer de la richesse dans les sociétés agraires. L’Etat se donne la force et le droit de lever l’impôt sur cette masse de gens désarmés. Devenu impérial, il en concentre le produit dans sa capitale, Rome, Constantinople, Pékin, Babylone, Bagdad, Samarcande ou Dehli, au profit d’une élite qui redistribue ses gains aux professions capables d’accroître son confort, ses plaisirs, son prestige, ou satisfaire sa curiosité intellectuelle, les bédouins barbares ne demeurant pas des brutes à jamais.

Dans la capitale, les métiers se diversifient et se spécialisent; il faut des artisans, des marchands, des médecins, des professeurs, des juges; des techniques nouvelles voient le jour. Grâce à la demande urbaine, les campagnes s’enrichissent et versent plus d’impôts. Un cercle vertueux se dessine, fondé sur une inégalité: les sédentaires sont soumis et désarmés. Selon Ibn Khaldûn, une civilisation raffinée se construit à la mesure de la richesse imposable et de la spécialisation des tâches. L’exercice de la force y est réservé à un petit nombre de combattants qui assurent le désarmement de la foule laborieuse.

Un empire naît lorsqu’un chef tribal gagne l’ascendant sur divers clans, devient monarque et crée une dynastie. Dans l’Islam, les dynasties, omeyyades, abassides, fatimides, seldjoukides par exemple, ont une vie d’environ cent vingt ans, qui compte trois générations de quarante ans chacune. A la première, le monarque bédouin exerce le pouvoir, l’armée est donc gratuite. C’est le temps des conquêtes et de la fixation des frontières. Durant la seconde, la civilisation s’affine. La tribu conquérante s’adoucit. L’asabiya (solidarité et courage claniques) perd de sa vigueur. Il faut engager des mercenaires étrangers coûteux. Les impôts augmentent et les sédentaires sont pressurés. A la troisième, une nouvelle asabiya fait irruption aux confins, attirée par le luxe, l’élégance vestimentaire, la beauté de la langue et l’étiquette compliquée d’un Etat affaibli. L’invasion a lieu. L’élite au pouvoir, qui a oublié la nécessité de la force, meurt sans comprendre. Une nouvelle dynastie va naître, mais l’empire survit. Les Germains ont fait durer l’Empire romain, les Mongols et les Mandchous l’Empire chinois, les Berbères et les Turcs l’Empire islamique. Il s’agit pour n’importe quel empire de s’assurer des ressources guerrières, en fondant par exemple des écoles de soldats avec des adolescents qu’on dresse au combat, comme le mamlûk égyptien ou le janissaire ottoman.

Ainsi naissent et survivent les empires. Une poussée bédouine les crée, celle que donne par exemple Tamerlan. Ce chef de génie, au prix de massacres et de pillages rémunérateurs, se choisit une capitale, Samarcande, où la science et les arts s’épanouiront durant le siècle qui suivra sa mort. Ses arrière-petits-enfants timourides perdront le pouvoir et Samarcande entrera en sommeil.

Ce sont les sédentaires qui transmettent ce que les bédouins ont fait exister. Le bédouin, homme de l’éternel présent, ne conserve rien, n’accumule rien pour l’avenir. Les sédentaires sont leur mémoire. Ce sont les Persans vaincus, secrétaires dans les chancelleries abassides, qui font vivre la langue des conquérants arabes, qui élaborent l’arabe d’empire, la grammaire de l’arabe classique. Les bédouins arabes parlaient une langue sans règles, vague imitation de celle du Prophète.

Sédentaires et bédouins sont essentiellement liés par la dialectique de la force et du travail productif paisible. Les bédouins ne sont pas de bons sauvages. L’existence d’une ville à proximité de leur steppe excite leur violence naturelle. La conquête est toujours le but. C’est ainsi que les dynasties se renouvellent. Les bédouins, que la civilisation avachit vite, se succèdent à la tête des empires, mais ceux-ci durent. Les Mongols, les Mandchous, les barbares germaniques ne se perpétuent pas en tant que tels. Ils adoptent la langue, la religion et les mœurs des vaincus.

Les empires ne chutent pas. Rien n’a subsisté de la langue et de la religion des Vikings fondateurs de la Normandie. L’Empire romain survit à Constantinople, où les élites choisissent la langue grecque, révérée par les bédouins romains qui autrefois envahirent la Grèce. Au bout de deux siècles, les dialectes germaniques des Francs, Wisigoths, Burgondes et autres Lombards ont disparu, ainsi que l’hérésie arienne qui leur avait servi de religion après leur conversion au christianisme. Seul le latin convenait à l’empire de Charlemagne.

Aujourd’hui, Rome n’a pas encore succombé. Plus d’un milliard de personnes parlent une langue latine. Un humain sur six s’exprime en chinois. 900 millions d’hommes parlent les langues de l’Inde du Nord. Les religions des empires finissants, christianisme, bouddhisme et islam, sont pratiquées par les trois-quarts de l’humanité.

Ce bref résumé de la distinction entre bédouins et sédentaires, clef de la doctrine d’Ibn Khaldûn, nous submerge de questions: Quelle est la place de la force dans notre Occident plus sédentarisé que jamais? L’Allemagne veut dépenser plus de cent milliards pour reconstruire une armée: qui se battra? Les Allemands de souche auxquels on a seriné qu’ils n’avaient plus le droit d’user de la force? Une asabiya de Turcs ou de Syriens immigrés? N’a-t-on pas oublié sous nos climats, comme les sédentaires des empires d’autrefois, la nécessité des forces armées et policières pour se défendre, de la force morale pour éduquer et discipliner les enfants dans les familles et les écoles? Qui fréquente les clubs de boxe et d’arts martiaux, les salles de force et de crossfit, qui joue dans les équipes de football belge, hollandaise, suisse, anglaise, allemande, française, si ce n’est, en majorité, des fils et filles d’immigrés africains, maghrébins, indonésiens, albanais, sud-américains?

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