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A propos d’épidémies

Elisabeth Santschi
La Nation n° 2220 10 février 2023

Relisant divers textes de Pouchkine inconnus du public francophone, j’ai trouvé deux extraits de son journal de 1831, qui parlent notamment du goût très modéré qu’ont toujours eu les peuples pour les quarantaines, et de la pratique constante de la ?????? (corruption), en Russie comme ailleurs, qui ne choquait plus personne en 1831 (et plus tard)… En voici quelques extraits:

A fin 1826, je discutais souvent avec un étudiant (…) qui me dit: « Le cholera-morbus est arrivé à nos frontières et dans cinq ans il sera chez nous.» Sur le choléra, je n’avais que d’obscures notions, bien qu’en 1822 une vieille princesse moldave, passant de la pâleur à la rougeur, fût morte de cette maladie en ma présence. Cet étudiant m’expliqua que le choléra est une épidémie, qui aux Indes infecte non seulement les gens, mais les animaux et les plantes, qu’elle s’étend en une zone qui remonte les rivières, et que selon certains, elle est causée par des fruits pourris, etc. (…).

Cinq ans après, j’étais à Moscou, et des obligations domestiques exigèrent ma présence urgente dans mes terres de Nijnigorod. Avant mon départ, Viazemsky me montra une lettre (…): on lui écrivait au sujet du choléra, qui avait traversé le gouvernement d’Astrakhan et celui de Saratov. Il était clair qu’il ne manquerait pas celui de Nijnigorod (quant à Moscou, on ne s’en souciait pas encore). Je partis avec l’indifférence que je tenais de mes contacts avec les Asiates. Ils ne craignent pas la peste, se reposant sur le destin et sur les précautions usuelles, et pour moi, le choléra était à la peste ce que l’élégie est au dithyrambe (...).

En route, je rencontrai une foraine, chassée par le choléra. La pauvre! Elle fuyait comme une voleuse, laissant tomber la moitié de ses marchandises, sans avoir eu le temps de faire ses comptes (…).

A peine arrivé, j’apprends qu’autour de moi les campagnes sont encerclées, que l’on organise des quarantaines. Le peuple murmure, ne comprenant pas la stricte force majeure, et préfère le mal de l’incertitude et du mystère à cette restriction inhabituelle. Des révoltes éclatent çà et là (…). Soudain, le 2 octobre, je reçois la nouvelle que le choléra est à Moscou. La crainte m’atteignit (…). Je me mis aussitôt en route au galop. Ayant parcouru 20 verstes, mon cocher s’arrête: une barrière! Quelques moujiks avec des gourdins montaient la garde au bord d’un gué. Je les interrogeai. Ni eux ni moi ne comprenions bien pourquoi on les avait postés là munis de gourdins, avec ordre de ne laisser passer personne. Je leur démontrai que, vraisemblablement, une quarantaine était organisée quelque part, et que moi, si je ne passais pas aujourd’hui, je passerais demain, et pour preuve, je leur offris un rouble d’argent. Les moujiks furent convaincus, me laissèrent passer et me souhaitèrent longue vie.

Pour l’instant, on a supposé que le choléra était contagieux comme la peste, donc les quarantaines étaient un mal nécessaire. Mais comme on a vite remarqué qu’il circule dans l’air, la quarantaine devrait être aussitôt annulée. On ne peut encercler soudain seize gouvernements, et les quarantaines ne sont pas suffisamment renforcées par une chaîne, la force militaire, essence même du moyen d’oppression et cause du mécontentement général. Nous nous souvenons que les Turcs préfèrent la peste aux quarantaines. L’an dernier, elles ont fait cesser toute industrie, barré tous les transports, ruiné les entrepreneurs et les transporteurs, anéanti les revenus des paysans et des propriétaires, et c’est tout juste si ces seize gouvernements ne se sont pas révoltés.

Les abus sont inséparables des quarantaines imposées, que ne comprennent ni ceux chargés de les exécuter, ni le peuple. Supprimez les quarantaines, le peuple ne niera pas l’existence de l’épidémie, commencera à prendre des mesures de précautions et aura recours aux soignants et aux autorités; mais pour l’heure, tant que les quarantaines sont là, on préfère le moindre mal à un pire, et le peuple s’inquiètera plus de son approvisionnement, de la misère menaçante et de la faim, que d’une maladie inconnue, dont les symptômes ressemblent à un empoisonnement.

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