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Occident express 109

David Laufer
La Nation n° 2220 10 février 2023

Les Françaises connaissent les noms des pièces de boucher. C’est un plaisir trop rare de les entendre commander avec circonspection de la bavette d’aloyau, du paleron ou de la macreuse. Nous ignorons tout cela de l’autre côté du lac Léman, où l’on commande du cou de porc, et non de l’échine. Les femmes serbes, autant que les Suisses, ignorent tout des secrets plaisirs du lexique de boucherie. De leur côté, les bouchers ignorent tout du découpage. J’ai demandé l’autre jour des côtelettes d’agneau. Le patron, d’une main décidée, m’a emballé tout un flanc droit d’agneau dans un papier brusquement chiffonné. Il y en avait pour plus de quatre kilos. Il a refusé, avec un agacement incrédule dans la voix, de m’y découper trois ou quatre côtelettes. Tout à l’heure, j’étais assis tout seul au restaurant. A la table d’à côté quatre grands-mères parlaient – de nourriture, de quoi d’autre. C’est en les écoutant que j’ai réalisé à quel point, pour un peuple qui fait si grand cas des plaisirs de la table, on est à court de mots pour les évoquer. Le fromage est dur ou mou. On mange du porc, du bœuf ou du veau, haché ou en escalopes mais sans aucune autre précision. On ne trouve ni canard, ni lapin au marché. Et la viande ne peut être servie que trop cuite, toute trace de sang est considérée avec horreur. Le pain est blanc, par définition. Les saucisses sont piquantes, ou pas. Les haricots sont blancs ou rouges. L’endive, le fenouil, la trévise, on n’en trouvera pas. La crème n’est qu’acidulée. Le beurre est rare, on continue de considérer la margarine comme saine. Et puis il n’existe pas ici d’appellation géographique. J’entendais mes petites vieilles parler fromage. L’une d’elles évoquait avec gourmandise un fromage grillé du sud-est de la Serbie, «un peu comme du katchkaval», ce qui en Serbie désigne quasiment tout fromage à pâte dure mais qui vient de l’italien caciocavallo. Son amie lui rétorquait que c’était «comme celui que j’ai mangé au Monténégro», sans pouvoir le nommer. Elles étaient propres sur elles, des grands-mères urbaines et heureuses de papoter au restaurant. Mais elles trahissaient sans le vouloir l’énorme, l’abyssale ignorance que cinquante ans de communisme ont imposé à un peuple tout entier. En radiant la propriété privée, les communistes ont du même coup industrialisé et rendue anonyme toute la production agro-alimentaire. Le vin n’était plus un traminets d’Istrie, ou un prokupats de Negotin mais un blanc ou un rouge de telle ou telle coopérative d’Etat – imbuvable en plus de cela, alors que les rives du Danube ont produit des nectars durant des siècles et s’y remettent fort heureusement avec beaucoup de succès. Lorsqu’on commande de la hampe ou du rond de tranche, on perpétue sans y réfléchir des siècles de savoirs et de pratiques accumulés. Les grands-mères de ces grands-mères savaient, sans aucun doute, distinguer tout cela bien mieux que leurs lointains rejetons qui aujourd’hui cherchent leurs mots. Elles font pour leurs propres rejetons des repas copieux et accueillants mais, il faut bien le constater, terriblement répétitifs et dénués de toute originalité. C’est d’autant plus regrettable que la Serbie est un paradis pour toute production alimentaire, sa terre est grasse, son climat tempéré et ses coteaux idéalement ensoleillés. J’écoutais avec tendresse mes quatre voisines lorsque le garçon, un gaillard dans la soixantaine qui a servi le Maréchal Tito, est arrivé à ma table, un sourire complice aux lèvres. Et devant mes yeux émerveillés il a déposé sur la table la meilleure île flottante de la ville. On l’appelle ici chnénoklé, de l’allemand Schnee Nockerl. Je ne viens dans ce restaurant que pour ce dessert. C’est une petite vieille du quartier qui en fournit chaque jour un plat entier. Tout est encore possible.

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