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Le non du père

Jacques Perrin
La Nation n° 2231 14 juillet 2023

Au cours des émeutes qui ont secoué la France, M. Macron et son ministre de la justice ont déclaré qu’il fallait sanctionner les parents des émeutiers à la première infraction. En son article 227-17, le code pénal français prévoit jusqu’à deux ans d’emprisonnement et 30’000 euros d’amende pour le père ou la mère qui se soustrait sans motif légitime à ses obligations légales au point de compromettre la santé, la sécurité, la moralité ou l’éducation de son enfant mineur. Selon le ministre de l’intérieur, la police ne peut pas éduquer les enfants à la place des parents. Le préfet de l’Hérault renchérit: Deux claques et au lit!

Dans la bouche de politiciens libéralo-libertaires, ces injonctions sont culottées.

Les sociétés occidentales ont subi des bouleversements anthropologiques depuis cinquante ans. En 1989, on a cru que la fin de l’histoire approchait sous l’égide des droits de l’homme et de la mondialisation heureuse. La machine à produire mobilisa les femmes prétendument émancipées grâce à la contraception. La population travailla dur, l’abondance suivit. La production et la consommation de biens occupèrent le temps disponible. Le niveau de vie s’éleva, la démographie chuta. Dès le début des années quatre-vingts, les droits à proliférèrent. Limites, frontières et devoirs furent balayés au profit de la jouissance. Il était interdit d’interdire. A l’école, les punitions furent déconseillées. Le bon maître s’imposait par l’intérêt ludique qu’il suscitait pour ce qu’on n’osait plus appeler des disciplines. Les parents protégeaient les enfants-rois. On supprima la conscription, les armées passant pour inutiles. L’usage de la force était suspect. Gestionnaires et experts relayaient les chefs. Certaines entreprises renonçaient en apparence à la verticalité hiérarchique pour promouvoir les échanges horizontaux. La facilitation du divorce et la suppression de la notion de chef de famille dissolvaient cette institution.

La hiérarchie et la différence ont laissé place à l’égalité et à la ressemblance. Tout est égal désormais: l’adulte et l’enfant, l’homme et la femme, l’être humain et l’animal, le maître et l’élève. Il ne reste que des individus et des collectifs éphémères. Les communautés sont sapées. L’Eglise elle-même suit le mouvement. Dans ces conditions, ce serait un pari risqué d’éduquer un enfant. Comptera-t-on sur l’Etat, ses crèches, ses écoles déversant la bonne parole inclusive, ses universités débordant de chercheurs et chercheuses? A moins que les influenceuses des réseaux sociaux ne se chargent de la tâche…

Juste avant les émeutes, nous lisions le livre paru en 2022 de deux psychanalystes lacaniens, Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun, intitulé La dysphorie de genre, à quoi s’accrocher pour ne pas glisser? Naguère, Freud et Lacan passaient pour subversifs. Aujourd’hui les psychanalystes, vieux mâles blancs, sont tenus pour des suppôts du patriarcat. Ils croient encore qu’il y a deux sexes, que les enfants ont la chance d’avoir un père et une mère qui exercent des fonctions différentes. Un amour inconditionnel lie l’enfant à la mère dont il est sorti et qui en prend soin. Le rôle du père consiste à extraire l’enfant de cette fusion paradisiaque. L’amour du père est conditionnel. L’enfant est aimé par lui s’il consent à la loi qui lui enjoint de vivre autonome parmi les autres, dans une société qui lui préexiste. Le petit homme n’est pas un animal programmé pour survivre à peine dressé sur ses pattes. Il a longtemps besoin d’aide. Le bébé ne peut rien faire que d’acquiescer à ce que son père et sa mère, ses premiers autres, veulent pour lui.

Aujourd’hui on suppose que les hommes naissent libres et égaux. Non, les enfants mettent du temps à devenir libres, certains y arrivent mal. On croit qu’ils naissent tout faits, s’autodéterminant sans encadrement parental et social, qu’ils peuvent décider de changer de sexe à 8 ans, comme dans le documentaire belge Petite fille, que Melman et Lebrun commentent abondamment. L’enfant est paraît-il au centre. Pensons aux publicités où les gamins prescrivent à leurs parents la manière dont ceux-ci consommeront les produits vantés. Les psychanalystes observent les effets cliniques de ces mœurs. Le narcissisme et les addictions ravagent les âmes. Il n’y a plus de non ou de oui francs. Le en même temps macronien règne, le semblable, l’homo-. 24 heures consacre des pages aux artistes queers, aux non-binaires, aux iels, aux genres-fluides qui hantent le Festival de la Cité et celui de Montreux. L’arène démocratique ou républicaine excluant d’elle-même les avis jugés trop divergents, les débats télévisés opposent des personnes d’accord entre elles. Certains jeunes gens n’ont plus envie de faire l’amour ni d’enfanter. Des mineurs mettent le feu à des bâtiments scolaires ou de divertissement prévus pour eux. Ils pillent les supermarchés pour y trouver le dernier portable, des baskets et… de la crème à épiler.

Au nom de quoi les enfants devraient-ils grandir? Pourquoi ne pas les laisser baigner dans une consommation aussi enchanteresse que le liquide amniotique? Au nom du Père éternel qu’on prétend mort? Au nom des pères terrestres? Les pères fuient et la mère aspire à la toute-puissance.

L’anarchie en marche montre cependant qu’on a encore besoin du père qui dit non, du non du père – Lacan aimait les jeux de mots – adressé à la jouissance illimitée et fusionnelle. Le oui et le non sont dissymétriques1. Le non, c’est le réel. Le réel est traumatique, cruel, idiot… impossible. Un homme à qui on annonce qu’il a un cancer se récrie: Mais ce n’est pas possible… Je suis jeune, je ne bois ni ne fume, mon hygiène de vie est irréprochable, je fais du sport! Des prédispositions génétiques l’ont rattrapé. Il devra faire avec. C’est cela, la cruauté du réel. Soudain on n’est plus dans l’idéal.

Nos psychanalystes pensent que la société, privée du non du père, sera si invivable que la dictature s’installera et que celle-ci sera aimée.

Notes:

1   Idée empruntée à Jérémie Berriau dans son livre Apprendre à philosopher avec Lacan, Ellipses, 2023.

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