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Bienheureux blasphèmes

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2232 28 juillet 2023

Dans les pays occidentaux, la majorité de la population est devenue agnostique, incrédule. Il y a plus d’un siècle, Léon Bloy lançait déjà ses imprécations contre «une religion mollassonne et poisseuse, plus redoutable que le nihilisme». Cependant, les sujets religieux continuent d’inspirer les artistes et de fasciner le public. En témoignent les succès planétaires du Nom de la Rose, de Da Vinci Code. Ces habiles fictions, vendues à des millions d’exemplaires, finissent par se substituer à la réalité historique: les monastères médiévaux sont des lieux louches où le crime prospère; Jésus a eu des relations intimes avec Marie-Madeleine et une descendance. Aïe aïe aïe! Disons que pour cerner la vérité, il est plus prudent de consulter les Ecritures et la Règle de saint Benoît. C’est tellement plus fiable.

La dernière fantaisie autour des récits fondateurs du christianisme a pour titre Le bâtard de Nazareth, roman signé Metin Arditi. Dans ce récit, Jésus est né d’un viol commis sur Marie par un légionnaire romain. Parce qu’il est mamzer (bâtard), il est exclu de sa communauté. Il rencontre un autre paria, Judas, avec qui il fait équipe pour lutter contre cette règle d’exclusion. Judas est l’organisateur des grands événements de la vie publique de Jésus. Les miracles n’en sont pas, fruits des ruses de Judas et de la crédulité populaire. Niant explicitement le mystère de l’Incarnation et la réalité des miracles, Metin Arditi s’inscrit dans la lignée des auteurs qui contestent la divinité du Christ pour n’en conserver que la figure humaine, touchante et exemplaire, mais inévitablement faussée parce qu’incomplète. C’est le Christ de toutes les bourgeoisies matérialistes et sans ferveur, depuis le XIXe siècle. Leur saint patron s’appelle Ernest Renan.

Le roman de Metin Arditi n’est pas bien épais, malgré ses cinquante chapitres, avec moins de deux cents pages très aérées, rédigées dans un style vif et spontané. Une lecture facile et divertissante. L’éditeur, avec un singulier aplomb commercial, allèche le chaland en page 4 de couverture: «Quelle a été la vraie vie de Jésus?» Ah! on va enfin savoir! s’exclame le brave couillon branché. La fiction d’un juif athée du deuxième millénaire devrait l’emporter sur les témoignages oculaires de quatre juifs contemporains des événements? Quelle blague!

L’ouvrage a généralement été bien reçu par la presse, qui n’a pas manqué de louer l’audace de l’auteur. L’audace consistant à affronter courageusement des dangers, on saisit mal à quels périls M. Arditi se serait exposé. Aux dernières nouvelles, il ne semble pas qu’il soit sous protection policière. Il y a quelques siècles, ses propos l’auraient envoyé au bucher. Mais aujourd’hui… autres temps, autres mœurs. A l’opposé, il a été question de blasphème. Le cas est plus épineux. Le blasphème est «une parole outrageant la divinité». Selon cette définition, le roman de Metin Arditi est objectivement blasphématoire, puisqu’il nie la virginité de Marie, le Saint-Esprit, la divinité du Christ et ses miracles. Pour un chrétien, c’est révoltant. Cependant, pour commettre un péché de cette gravité, il faut en avoir conscience et la volonté de nuire. Etant incroyant, M. Arditi ne peut avoir l’intention de porter atteinte à une divinité qu’il nie. Qui serait assez sot pour défier le néant? Au cours des nombreux entretiens qu’il a donnés, jamais il ne s’est présenté comme un provocateur. C’est un homme intelligent, cultivé, modéré et sensible, qui a reçu de la vie des blessures comme chacun. Il n’est donc pas blasphémateur. Pour construire son récit, il s’est servi de ce qu’il considère comme un mythe, ainsi qu’il aurait pu le faire d’un épisode de la mythologie grecque.

Le mot blasphémer, qui est le doublet savant de blâmer, a pris le sens atténué de maudire, menacer, insulter – sans se départir de sa valeur sacrée. En voici un exemple: il y a quelque temps, à la fin de ma prière vespérale, j’exige la guérison immédiate d’un ami gravement malade. Je suis gagné d’une espèce de rage inexorable et frappe du poing: «Un miracle! m’écrié-je, ce n’est pourtant pas trop compliqué, un miracle. Je demande juste un miracle, bon sang! C’est dans Vos compétences, il me semble…» Silence. Je me rends compte de l’inconvenance de ma conduite, alors que je viens de réciter: «Que Votre volonté soit faite» – et non la mienne, pécheur orgueilleux, grossier et colérique1. Silence. Je suis au milieu de la foule qui invective le Christ sur le chemin du Golgotha. Aujourd’hui, je préférerais jouer le rôle de Simon de Cyrène, celui qui est appelé à aider Jésus à porter sa Croix. Mais non, je suis avec tous ceux qui vocifèrent et crachent à la face de notre Sauveur rassasié d’opprobre. Silence. Mystère étrange: pourquoi la foule n’a-t-elle pas plutôt pitié d’un malheureux ensanglanté, vaincu, qui n’a plus la force de porter une poutre? Parce que tous ces gens sont déçus. Ils ont cru en Lui. Ils avaient misé sur un roi thaumaturge, triomphant, et se sentent trahis par cette loque humaine promise au plus infamant des supplices. Vae victis. Dans cet épisode, seules les femmes montrent une compassion spontanée.

Un autre déçu, Francis Giauque fait partie de ces suicidés tragiques de notre littérature romande, tels Edmond-Henri Crisinel ou Jean-Pierre Schlunegger. J’ai retrouvé un poème qui m’avait bouleversé autrefois: «Seigneur je ne demandais que le repos / et le pouvoir d’aimer en liberté / mais tu m’as garrotté / sur un lit de ferraille / avant que j’aie eu le temps de pousser un cri / tes tortures tu me les as dispensées / quotidiennement / avec une implacable rigueur / sois remercié ignoble rapace /qui étalais ta grâce dans les électrochocs / sois béni toi qui me réveillais / du fond du coma insulinique / pour m’envoyer sangloter dans une chambre / anonyme / aujourd’hui j’espère férocement que tu existes / afin qu’un jour je puisse te cracher à la gueule / librement.» Le blasphème est atroce, certes, et il nous entraîne dans les abîmes du désespoir. Mais le poète n’a pas perdu l’Espérance: il veut voir Dieu. Comment ne pas discerner, dans ces vers improvisés, mal ficelés, une ardente prière inversée? Il est écrit que Dieu vomit les tièdes2, pas les blasphémateurs.

Dans les Dialogues des carmélites de Bernanos, pendant sa difficile agonie, la première prieure fulmine contre Dieu, au grand scandale des sœurs présentes: «Que suis-je à cette heure, moi misérable, pour m’inquiéter de Lui! Qu’Il s’inquiète d’abord de moi!» La réplique hors contexte peut paraître anodine. Mais cette religieuse austère était un modèle de fermeté de caractère et d’élévation spirituelle pour les sœurs, qui espéraient le spectacle rassurant d’une mort paisible, consentie.

Pour se révolter contre Dieu, il faut nourrir une certaine intimité avec Lui, L’aimer. La colère est souvent le fruit d’un amour déçu. Metin Arditi ne connaît pas cet état. Pourtant il livre un surprenant aveu dans un entretien accordé à 24 heures (9 avril 2023): «On n’écrit pas sur Jésus comme sur n’importe quel autre personnage de roman. Tout au long du processus d’élaboration, puis d’écriture du livre, j’ai peu dormi et me sentais dans un état intérieur particulier, fébrile, habité.» Ceux qui cherchent sincèrement Dieu finissent toujours par le trouver. Cette providentielle intranquillité est peut-être le signe que les ailes de la Grâce divine ont frôlé l’âme de M. Arditi.

Les blasphèmes sont une preuve indirecte de l’existence de Dieu.

In festo Sacratissimi Cordis Jesu

Notes:

1      Sic nos a Deo nihil petere debemus nisi quod fiat de nobis voluntas sua, id est ut voluntas sua compleatur in nobis. Nous même, nous ne devons rien demander à Dieu, sinon la réalisation de ses vouloirs sur nous, c’est-à-dire l’accomplissement de sa volonté en nous (Saint Thomas d’Aquin, Explication du Notre Père).

2   Apocalypse 3.16.

Références:

– Metin Arditi, Le bâtard de Nazareth, roman, Grasset, 2023.

– Francis Giauque, ?'uvres, Editions de l’Aire, 2005.

– Georges Bernanos, Dialogues des carmélites, in?'uvres romanesques, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961.

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