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Savoir sans savoir

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2232 28 juillet 2023

Je me rappelle exactement le moment, c’était en 5e du Collège (10e selon Harmos), où j’ai arrêté de tricher à l’école. Bien entendu, je savais par toute mon éducation que tricher était inexcusable et bon pour les moins-que-rien. Mais cela ne m’empêcha jamais de tricher de bon cœur, avec ce sentiment excitant de risque, dont j’ignorais à l’époque que c’était un effet de l’adrénaline. Et puis, ce jour de 1962, j’ai su concrètement et impérativement que tricher n’avait pas de sens, et j’ai arrêté. La connaissance déconnectée faisait place à la connaissance évidente, en prise directe avec la réalité. Elle était devenue contraignante. Etais-je, au moins sur ce point, parvenu à l’âge de raison?

Tout le monde sait que fumer n’est pas excellent pour la santé. On le sait aujourd’hui plus que jamais. Les fumeurs sont informés, avertis, menacés, rejetés, persécutés. Ils n’en continuent pas moins de pétuner. On les entend souvent tenir un discours au conditionnel sur la nécessité d’arrêter, sur un lointain futur où ils arrêteront. Mais, dans leur conduite quotidienne, rien ne laisse présager une telle décision. Et puis, un jour comme un autre, ils arrêtent, apparemment sur un coup de tête, et définitivement. Même de très grands fumeurs arrêtent d’un coup. Ils ne savent pas mieux qu’avant que fumer est mauvais pour leur cœur et leurs poumons, mais ils le savent différemment. Ils sont même désolés de ne pas l’avoir su ainsi plus tôt. Leur comportement est désormais pleinement ajusté à leur savoir.

Autre exemple de savoir sans savoir, tout le monde était au courant des turpitudes amoureuses de l’écrivain Gabriel Matzneff. Il les avait décrites en long et en large. Ses éditeurs le savaient particulièrement bien, étant censés lire les ouvrages de leurs auteurs. Et le grand public aussi le savait. En 1990 – trente ans avant la publication du Consentement, de Vanessa Springora –, l’écrivain Denise Bombardier, invitée par Bernard Pivot à l’émission «Apostrophes», avait attaqué Matzneff, présent, sur ses pratiques pédérastiques. Les autres personnes présentes n’avaient pas réagi. Pivot avait commenté sur un ton badin. A quoi attribuer cette désinvolture, réelle ou simulée? Au fait qu’ «à l’époque, la littérature passait avant la morale», selon l’alternative retorse et philosophiquement inacceptable de Pivot? Ou à l’aveuglement volontaire des gens de la caste littéraire, affolés à l’idée de passer pour des censeurs, alors que ce rôle exécrable était dévolu, dans leur imaginaire prétentieux, au seul bourgeois honni? Ou simplement au fait que les excès des années 1960 avaient complètement détruit la fibre morale des «élites»? Quoi qu’il en soit, c’est la fièvre féministe qui, se substituant à la morale traditionnelle en déroute, attira suffisamment l’attention sur la réalité et fit disparaître Matzneff des plateaux des médias et des plans des éditeurs.

Pour Daniel Cohn-Bendit, on continue activement à ne pas savoir, peut-être simplement à cause du culot sidéral et sidérant de celui qui reste l’ «icône», si avachie soit-elle au fond de son fauteuil, de la révolte de Mai 1968.

Pour Weinstein aussi, on savait depuis toujours, en tout cas dans la nébuleuse du show-biz. Mais tous continuaient à savoir sans savoir. Peut-être que trop d’autres prédateurs étaient concernés. Ou peut-être que personne n’était vraiment choqué par ces échanges de services entre personnes adultes et réputées consentantes. On ne peut le croire.

Dans chaque affaire, c’est le même mécanisme. Nous compartimentons notre esprit, isolons et stérilisons dans un des compartiments, que nous fermons à double tour, les connaissances qui contredisent nos habitudes ou nos certitudes, les sentiments que nous éprouvons mais réprouvons, certains faits ou jugements incontestables mais trop ennuyeux ou dangereux à reconnaître.

Ce compartimentage contribue à notre confort psychologique, mais c’est au prix de notre soumission à un système de demi-vérités dissimulant de vrais mensonges.

La personne humaine est ici le siège de deux mouvements contradictoires. Le premier est son désir toujours renaissant d’unité personnelle et de vérité. Le second est sa tendance non moins forte à oublier les éléments qui contredisent sa faiblesse morale, son souci de ne pas faire de vagues ou de ne pas faire plus de mal que de bien, son désir de conformité idéologique, ses connivences inavouables. L’incompatibilité entre ces deux mouvements se manifeste sous la forme d’une gêne obscure, qui trouble la personne, et parfois la société tout entière. Et il arrive que la gêne devienne insupportable, ce qui fait que la vérité – celle du tricheur, celle du fumeur, celle du prédateur sexuel – finit par sortir, bien ou mal, au grand jour.

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