Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Quand la force devient violence

Jacques Perrin
La Nation n° 2233 11 août 2023

Il n’y a pas de guerre propre, toutes les guerres sont sales. C’est un mal, parfois nécessaire. Il faut savoir prendre les fusils pour faire taire les fusils

Hélie de Saint Marc

 

Dans un article récent, nous avons proposé de distinguer les notions de force et de violence. C’est facile à dire. Le courage, la tempérance, la prudence et la justice, les quatre vertus cardinales, s’adossent les unes aux autres. La justice sans la force est impuissante; la force sans la justice est tyrannique, écrit Pascal. Dans la confusion du combat réel, veiller à ce que la force ne devienne pas injuste et violente ne va pas de soi. Policiers et gendarmes se préoccupent aussi de ce risque, comme l’ont montré dans le Canton les affaires Mike Ben Peter à Lausanne, Nzoy à Morges ou du Congolais de Bex abattu en 2016 par un policier en légitime défense.

Deux situations de guerre nous permettront de mieux comprendre de quoi il s’agit.

Jean-Claude Gallet, officier de l’armée française – plus tard commandant de la brigade de sapeurs-pompiers de Paris – écrit: Nous avons une mission, l’emploi de la violence (de la force, dirions-nous, réd.) est légitime. Mais celle-ci doit être mesurée, proportionnée. Et surtout pas gratuite. Sur un terrain de conflit, l’officier doit souvent restreindre les pulsions vengeresses. Ces pulsions animales m’habitent moi aussi. Mais si je veux rester droit, je dois les maîtriser. Engagé en Afghanistan, Gallet apprend où se trouve un véhicule que les talibans ont bourré d’explosifs. Leur action est imminente, ils visent sans doute une base avancée de l’armée régulière afghane. Ils ont caché le camion dans une ferme à l’entrée d’un village, au milieu des civils, des femmes et des enfants. Il y a deux options: soit détruire immédiatement le camion avec un risque de «dommages collatéraux, ou attendre que le camion soit en mouvement sans civils autour. L’état-major penche pour la première option; Gallet, qui veut éviter un carnage, pour la seconde. Celui-ci se heurte à un officier de la coalition beaucoup plus gradé que lui, qu’il réussit à convaincre. Dans cette vallée d’Afghanistan, écrit-il, je ressens de la colère contre l’ennemi. Sans doute, quelques années plus tôt, j’aurais moi aussi préconisé la destruction immédiate du camion. Mais tenir la haine à distance, toujours. Savoir dire non. Anéantir « proprement» l’ennemi sans faire de victimes inutiles. Penser contre soi et contre l’autre. Et de citer Camus: Un homme, ça s’empêche.

Dans La peur, Gabriel Chevallier raconte sa guerre de 14. Incorporé au 903e régiment d’infanterie, il est ordonnance à l’état-major d’un bataillon. Quelques coups directs de l’artillerie allemande ont dévasté son secteur. Trois compagnies du bataillon doivent s’emparer d’une tranchée ennemie. Le tirage au sort désigne Chevallier et trois autres ordonnances pour charger avec les fantassins. Chevallier prépare son équipement. Il dispose d’un pistolet, arme efficace dans le combat rapproché. A 5h. du matin, un peu d’eau de vie, préparation d’artillerie; à 5h15 assaut. Chevallier est légèrement blessé d’entrée: un trou à la joue. Un de ses camarades claque des dents, réellement. La pensée cesse de fonctionner, écrit Chevallier, le corps geint, bave et se souille de honte. L’action de courir absorbe les facultés. La peur agit mais tend comme un ressort, décuple les moyens de la bête, la rend insensible […]. En avant. Là est le salut. Nous attaquons pour conquérir un abri. Quelques instants de folie. Notre peur en cet instant se transforme en haine, en désir de tuer. Casque en avant, Chevallier se précipite sur un Allemand qui tombe à la renverse. Il lui saute sur le ventre à pieds joints, de tout son poids, oubliant d’utiliser son pistolet. Un autre Allemand, béant de peur, se rend. La baïonnette d’un fusil enfoncé par un soldat français lui transperce la gorge. Il reste suspendu à la paroi du boyau, genoux fléchis, la bouche ouverte, la langue pendante. Celui que j’ai piétiné pousse des grognements. Notre vague a envahi la tranchée en hurlant. Le grand Chassignole crie: Là il y a de l’homme, on peut s’expliquer! Un autre me prend par le bras, m’entraîne et me dit fièrement, en montrant un cadavre: – Regarde, le mien! […] C’est la réaction. La peur nous a rendus cruels. Nous avons besoin de tuer pour nous rassurer et nous venger. Pourtant les Allemands qui ont échappé aux premiers coups s’en tireront indemnes […]. D’une sape où ils ont cru mourir, il en sort une vingtaine qui bredouillent « Kamerad!». Nous remarquons leur teint vert d’hommes épouvantés […]. Notre ardeur tombe peu à peu, notre courage se dissipe comme une torpeur d’ivrogne, l’inquiétude revient pour l’avenir.

L’usage de la force, tout justifié qu’il puisse être, tend à se transformer en violence. C’est un mal inhérent à l’action humaine. La violence provient rarement d’une cruauté innée. La soif de vengeance, la peur, la terreur exercée par l’adversaire, le ravitaillement et le sommeil insuffisants, les vagues d’obus et de gaz, la mort des camarades, l’inexpérience des jeunes soldats, l’indiscipline, tout concourt à la déviance.

Loin des tranchées, dans l’affaire Mike Ben Peter, selon l’un des avocats des prévenus, le stress, le froid, la nuit, l’imprévisibilité et la récalcitrance particulièrement excitée du dealer auraient pu favoriser une perte de contrôle. Les six policiers en ont été jugés innocents.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: