Des linguistes indécrottables
Un collectif de dix-huit linguistes atterré·e·s livre avec satisfaction son bilan de santé du français: «Il va très bien, merci.» Ah bon? Voyons la composition de l’équipe médicale internationale: elle est essentiellement formée de sorbonicoles en tour d’ivoire et autres membres du CNRS. France: 13, Belgique 3, Canada 1, Suisse 1. Afrique: néant. Face à ce mépris, qu’on ne s’étonne pas que plusieurs pays africains soient enclins à remplacer progressivement notre langue par l’anglais. Mais à part ça, tout va très bien: le langage SMS est délicieusement inventif. La langue genrée ne complique ni ne défigure l’expression. Le franglais, condamné par René Etiemble en 1964 déjà, n’a «pas d’assise scientifique». L’invasion du français par l’anglo-américain est un fantasme.
La suffisance de ce cénacle est effarante. Les solennités commencent dès la première ligne: «Nous, linguistes, etc.» Le misérable troupeau des ignorants n’a qu’à bien se tenir et tendre l’oreille pour recueillir la vérité scientifique et y adhérer: «La recherche a montré…», «Les spécialistes ont bien montré…», «Les chercheurs en psychologie ont pu montrer…», «Les travaux des sociolinguistes montrent…» Vous êtes sommés de croire, parce que «les linguistes sont les scientifiques de la langue». C’est vrai, nous sommes de simples usagers dont les craintes «sur la crise du français ne reposent sur aucune observation scientifique et n’ont en réalité aucun fondement».
Pourtant, vous observez que les nouvelles éditions des Club des cinq ont été sévèrement simplifiées, pour ne pas dire châtrées, de même que certaines éditions scolaires du Médecin malgré lui. Vous en déduisez que les jeunes lecteurs d’aujourd’hui manquent de vocabulaire, et qu’ils peinent à comprendre une phrase plus complexe que sujet-verbe-complément. Vous avez tout faux, car votre observation n’est pas scientifique et ne repose sur aucun fondement. Avouez: vous êtes attaché à l’orthographe traditionnelle. Vous nourrissez une dilection pour la conjugaison jusque dans ses temps les plus obsolètes. Pire: vous aimez la logique grammaticale. Verdict: vous êtes un·e grincheux·se rétrograde, tendance puriste, peut-être adorateur·trice secre·è·t·e de «règles arbitraires et ennuyeuses». (Tandis que les règles de l’écriture dite inclusives sont rigolotes.)
Le piège de ce pamphlet, c’est qu’il est d’une lecture vivante, truffé d’exemples bien choisis, de pertinentes considérations sur l’évolution de la langue. Cette partie descriptive est la plus intéressante. Au fur et à mesure de la démonstration, une gêne se fait sentir et on flaire l’entourloupe: le discours devient plus péremptoire et militant, intégrant au passage quelques tocades actuelles: «Dépasser le binarisme du genre grammatical», «écriture inclusive», «combat démocratique», etc. Qui croirait encore que la linguistique est au service de la langue, et non d’une quelconque idéologie? Depuis cinquante ans, en déconnexion totale des exigences du monde scolaire, ces linguistes ont, par leurs séduisantes utopies, contribué gravement à l’effondrement de l’enseignement du français. C’est de cela qu’ils devraient être atterrés.
Référence:
Les linguistes atterré·e·s, Le français va très bien, merci, Gallimard, tract
No 49, mai 2023, 60 p.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Droit de vote des étrangers 2/2: l'initiative – Editorial, Félicien Monnier
- Recours contre le gymnase en quatre ans – Benoît de Mestral
- L’Ukraine en onze dates – Jean-François Cavin
- Une formidable machine à imiter – Olivier Delacrétaz
- EMS: Les conséquences d’une étatisation abusive – Jean-Hugues Busslinger
- Le mur – Jacques Perrin
- Un centenaire pour l’école de Lausanne – Benjamin Ansermet
- Jeux de nains, jeux de vilains – Le Ronchon