Remboursement des dividendes: deuxième rappel
Le besoin financier pour le retour de la capacité de défense est estimé aujourd’hui à 50 milliards de francs. C’est le prix des dividendes de la paix touchés en trop depuis la fin de la guerre froide. En 20 ans, la Confédération a réduit ses dépenses militaires de 1,6 à 0,6% du PIB.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a semblé enfin mettre le Parlement devant ses responsabilités, avec à la clef une promesse de garantir 1% du PIB pour l’armée d’ici 2030. Malheureusement, le langage performatif n’a pas résisté à la réalité des finances fédérales. Le 20 décembre 2023, le Conseil national a décidé par 97 voix contre 97 avec la voix prépondérante du président PS que l’objectif des 1% serait reporté en 2035. Cela représente 10 milliards de moins pour l’armée avec des conséquences concrètes sur les acquisitions et le renforcement capacitaire prévus.
Argument des opposants à une hausse rapide du budget militaire: inutile de se précipiter pour faire des achats alors que tout le monde réarme en même temps et que la demande est au plus élevé. C’est oublier que plus les tensions s’installeront, plus la demande augmentera et la rareté avec elle. Ceux-là n’ont probablement jamais essayé de faire leurs achats de Noël l’après-midi du 24 décembre…
Face à ces errances parlementaires, certains conseillers aux Etats s’attellent à sanctuariser les dépenses militaires et évoquent l’introduction d’un impôt fédéral pour l’armée afin de contourner le frein à l’endettement. Retour à l’impôt de guerre de 1915? D’autres parlent de comptabiliser le renforcement de la capacité de défense comme «dépense extraordinaire». Or selon le Conseil fédéral, la situation sécuritaire mondiale ne constitue pas une crise, condition requise par la loi sur les finances publiques.
De manière générale, ces débats démontrent l’incapacité des sociétés libérales à se projeter dans le temps long de la dialectique des volontés, à reconnaître une crise quand elle se profile et à appréhender un rapport de force. En résumé, à faire de la stratégie. Nous avons à nouveau besoin d’un Etat stratège, non pas au sens économique mais dans son acception étymologique première. Un Etat capable de «conduire une armée», avec toute l’anticipation et la planification nécessaire, et acceptant le recours à la force, parce que même si on doit l’éviter, elle s’impose souvent à nous. La préparation d’une guerre même lointaine ou hypothétique ne peut pas être laissée totalement aux lois du marché ou à l’action d’une main invisible.
Il est paradoxal que nos sociétés libérales s’angoissent, à raison, de la disparition des abeilles ou des glaciers dans cent ans mais soient incapables de comprendre qu’un enchaînement de crises sécuritaires telles que nous les observons aujourd’hui en Europe et dans le monde pourrait avoir des conséquences catastrophiques bien plus tôt. Contrairement aux capacités militaires qui nécessitent des années, voire des décennies pour être acquises et maîtrisées, les intentions changent très vite, surtout les mauvaises. Si l’Armée XXI nous promettait le confort de dix ans de remontée en puissance, il est aujourd’hui évident que la situation sécuritaire mondiale ne nous laissera jamais ce temps-là.
Cette incapacité à se projeter dans l’avenir sécuritaire, cette paralysie face aux enjeux sont des vulnérabilités critiques de nos systèmes occidentaux qui ne manqueront pas d’être exploitées par d’autres avec une inventivité sans défaut. Eux ne se privent pas de faire de la stratégie et ne s’encombrent pas de nos scrupules à faire les sacrifices matériels et humains nécessaires pour atteindre l’état final recherché.
Faire de la stratégie n’est rien d’autre que garantir la liberté d’action politique d’un pays. L’armée, avec sa capacité de dissuader et combattre, en est l’outil essentiel parce qu’elle est à même de répondre à la montée aux extrêmes de la guerre. La diplomatie, les sanctions économiques, ou la position de moins en moins confortable de passager clandestin sur une frégate européenne désarmée ne le peuvent pas. Si nous n’assurons pas cette liberté d’action, nous serons un jour mis devant le fait accompli, non seulement par l’adversaire, mais aussi par nos alliés, aux dépens de la neutralité.
L’Europe et la Suisse ont voulu sortir de la tragédie de l’Histoire, dans l’illusion que les Etats-Unis continueraient de les en protéger. Elles n’y rentreront que sous la contrainte et n’auront plus le luxe du choix. Nous nous rappellerons un jour malgré nous que la guerre ne se gagne pas avec des mots mais avec des moyens.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Aux nouveaux lecteurs – Editorial, Félicien Monnier
- N’empêchez pas la lumière – Romain Debluë
- On nous écrit – On nous écrit, Rédaction
- Zundel, l’émerveillé – Olivier Klunge
- L’Etat unique et la société multiple – Olivier Delacrétaz
- René Girard aurait eu cent ans – Benjamin Ansermet
- Découvrir Alain Rochat – Daniel Laufer
- La forêt contre l’Etat total – Jacques Perrin
- Annette Combe nous dit tout sur Valeyres-sous-Rances – Yves Gerhard
- Les meilleures des bonnes résolutions – Le Coin du Ronchon