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De la confusion à l’impuissance

Jacques Perrin
La Nation n° 1799 8 décembre 2006
Un gendarme donne un cours de circulation routière dans une classe vaudoise. Le professeur est prié d’y assister. D’habitude ce n’était pas nécessaire, mais comme l’année précédente on a déploré des incidents disciplinaires, il a été décidé que le maître demeurerait dans la salle pour, comme on dit, «faire la police»… Au milieu du cours, le gendarme signale aux enfants que le professeur sortira s’ils veulent se confier… A quel sujet? Ont-ils des infractions routières à confesser ou des problèmes intimes? Ce n’est pas clair… Les élèves sourient, ils n’ont pas de secrets, le maître est autorisé à rester.

Les rôles sociaux se croisent et se confondent. Le gendarme donne un cours, l’enseignant se mue en policier. Ce dernier joue aussi parfois au papa, à la maman, au psychothérapeute. Il apparaît soudain que les gendarmes aspirent à remplir ces fonctions. Ce chassé-croisé amuse sur le moment, il peut aussi tourner au désordre.

Dans le journal, le colonel Denis Froidevaux, à la suite de son maître, le généralissime Keckeis, nous informe que l’armée doit «produire de la sécurité». Sur une chaîne de télévision française, une dame s’exclame: «Ségolène présidente! Nous les Français, nous avons besoin d’une mère qui s’occupe de nous!» Puis, sur la même chaîne, on voit des parachutistes de la Légion qu’on instruit à des tâches d’assistance humanitaire…

C’est beau, la polyvalence! Chacun est appelé à endosser un rôle qui n’est pas le sien. Certains s’en vantent, d’autres s’en plaignent. Des soldats de la paix, des officiers industriels, des gendarmes psychologues, des enseignants papas, sans oublier les pères copains, les top modèles philosophes, les pasteurs consultants, les journalistes conseillers de MM. Bush et Poutine: nul n’envisage de rester à sa place!

Nous n’avons rien contre le fait qu’une personne assume plusieurs rôles. On peut être plombier, père de famille et président d’un club de football; ces activités ne s’excluent pas. On peut en mener plusieurs de front du moment qu’on en connaît les fins et les règles.

Les ennuis commencent dès qu’on s’adonne à une activité selon des modalités qui lui sont étrangères. Cette déviance est fréquente dans les tâches de commandement. Une famille ou une unité militaire demandent à être dirigées. Seulement on ne commande pas dans une famille comme dans un bataillon parce que ces deux communautés n’ont pas le même but. Entre les types de commandement existe une analogie. Ils ne se ressemblent pas parfaitement mais ne diffèrent pas absolument. Souvent, on interprète l’analogie, de façon erronée, comme une similitude. Dès qu’une activité se révèle féconde, celle de l’entreprise privée par exemple, on se figure qu’il faut imposer les principes de son succès à toutes les autres.

Il arrive aussi qu’un manque taraude toute la société. Beaucoup de gens se disent victimes de manoeuvres hostiles, harcelés par un système inhumain, blessés par des «agressions». Ils réclament un «soutien psychologique». Pour le moindre bobo, on met sur pied des «cellules de crise»; les psychologues débarquent sur les théâtres d’opérations. Un modèle d’assistance confinant au maternage tend à se répandre partout. Un policier ou un pompier ne peuvent prétendre au titre de «grand professionnel» s’ils ne sont pas également versés dans la «communication».

L’invasion «psy» dénature certaines professions, l’enseignement entre autres. L’aspect relationnel y est tellement cultivé, la fixation sur les émotions si envahissante, que la transmission des connaissances dans le respect de la vérité devient une tâche accessoire.

Il est possible que ce phénomène provienne d’un déséquilibre affectant les rôles primordiaux, la maternité et la paternité. La mère tend à repousser le père dans les marges, voire à faire de lui une seconde mère, cette confusion culminant dans la soi-disant «famille homoparentale». On affirme l’égalité des rôles; ils finissent donc par se ressembler jusqu’à ce que l’un engloutisse l’autre.

Autrefois, le chef était assimilé au père (le roi, père de ses sujets; les pères de la patrie; le petit père des peuples), avec un risque de paternalisme (dans l’entreprise notamment). Aujourd’hui, la mère veut sa revanche et s’apprête à dominer.

Notre époque aime parler en termes de «problèmes à résoudre». Elle exige des solutions immédiates, générales et définitives. Elle ne tient pas compte des circonstances, ni locales ni historiques; elle méprise l’expérience accumulée par les communautés et leurs membres. Elle préfère raser tout, recommencer à zéro et imposer des modèles préfabriqués. L’entreprise privée réussit? Les institutions doivent apprendre à se vendre! Les gens souffrent? Mettons des psychologues à tous les coins de rue et apprenons à communiquer! L’école vaudoise ne marche pas? Le «modèle finlandais» fera l’affaire!

Ces procédés sont nocifs. Ils ôtent aux communautés intermédiaires la responsabilité de ce qui les regarde; ils dévalorisent les efforts déjà entrepris; ils méprisent les personnes soupçonnées d’être lentes, rétives au changement, inertes. Celles-ci cessent de prendre leur sort en main et se plient aux modèles proposés par les technocrates; en fin de compte, elles sont réduites à l’impuissance.

Au lieu de subir des modèles, nous préférons approfondir et méditer la mission spécifique à chaque institution. A l’école, pour parler de ce que nous connaissons, il faut s’obstiner à apprendre aux enfants à lire, écrire et compter, à tous les degrés de maîtrise que ces activités supposent, quelles que soient les pressions exercées sur le corps enseignant pour qu’il fasse autre chose (de l’éveil, de l’accompagnement, de la sensibilisation, de la morale sexuelle ou écologique, de l’initiation à la citoyenneté, etc.) Plus le délitement social semble s’accélérer, plus il faut se cramponner à la mission de base, en faisant fond sur les enseignants tels qu’ils existent réellement, non comme les réformateurs entendent les façonner, en considérant que les enfants grandissent dans un milieu historique et géographique donné, qu’on ne saurait «réinventer». L’école n’a pas avantage à remplacer les parents; si la famille est affaiblie, c’est elle qu’il faut renforcer.

Le bien commun ne gagne rien à la confusion des rôles, mais profite du souci assumé par chaque communauté intermédiaire de réaliser pleinement sa fin propre.

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Au sommaire de cette même édition de La Nation:
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  • Au-dessus des partis – Nicolas de Araujo
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  • † Marianne Morel (1911-2006) – Olivier Delacrétaz
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