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De la vengeance à la justice

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1881 29 janvier 2010
Un voyou poignarde à plusieurs reprises deux jeunes gens qui sortent d’une discothèque. Le juge d’instruction l’admoneste: «Je lui ai fait comprendre que si je le revoyais encore, il ne couperait pas à la détention», déclare- t-il à la presse. Puis il le remet en liberté et justifie sa décision de la façon suivante: «J’ai jugé qu’il n’y avait pas de risque de récidive». A ce qu’on croit savoir, le surineur agissait en service commandé et se serait trompé de cible. Négliger l’éventualité d’une récidive, notamment sur la vraie cible, semble tout de même un peu léger. C’est en tout cas, à lire le courrier de M. le Rédacteur, l’avis de la plupart des lecteurs.

Trois jours plus tard, le juge admet qu’il s’est fourvoyé, ce qui ne fait qu’aggraver les choses. Un juge qui libère à tort fait une erreur. Il en commet une seconde et donne une pauvre image de l’indépendance de la justice en reconnaissant cette erreur sous la pression de la rue et des médias.

En général, chacun admet la compétence exclusive de l’Etat en matière de répression pénale1. La justice personnelle est réprouvée, du moins en principe, et les victimes s’en remettent à l’Etat plutôt que de se venger elles-mêmes.

N’étant pas touché directement, le juge peut prendre la bonne distance à l’égard du crime et de son auteur. Il passe les faits établis par l’enquête au tamis des définitions légales, compare avec d’autres cas semblables, entend les plaidoiries et les témoignages, apprécie les circonstances. Suivre ces différentes étapes, calmement et selon la procédure, est indispensable pour qui veut passer de la vengeance à la justice. C’est impossible avec la vengeance privée, conduite par des amateurs, passionnelle, bousculée et anonyme.

La sanction, aussi proportionnée que possible, recentre sur la tête du coupable le trouble suscité par son délit. Le mal est à nouveau repoussé, la vie sociale est un peu pacifiée… pour un moment.

Le juge d’instruction a plaidé le droit à l’erreur et déclaré: «Les juges sont aussi des êtres humains». Le problème, c’est que les défaillances de ces êtres humains ont des conséquences particulièrement graves. Non seulement l’incompétence et la faiblesse encouragent les malfaiteurs, mais elles répandent aussi une crainte et une irritation diffuses dans toute la population.

Tout le monde le sait, cette crainte et cette irritation incitent à se tourner vers la «justice» privée. Notre société en prend-elle le chemin? La surveillance de quartier par des réseaux de voisins est peut-être un signe avant-coureur. Ce qui est sûr, c’est que des amis des blessés qui auraient sévèrement rossé l’agresseur, ses acolytes, et peut-être bien le juge d’instruction lui-même, auraient reçu l’absolution pleine et entière d’une bonne partie de la population.

Le citoyen justicier est un thème majeur des film de western. Des cinéastes l’ont repris pour des thrillers urbains: «Un justicier dans la ville», «La liste noire», «Le retour de l’inspecteur Harry» et beaucoup d’autres. Mais si la justice individuelle semble légitime dans le monde sans loi de l’Ouest américain, elle est équivoque dans une société étroitement réglementée. John Wayne ne transgresse pas la loi, il en tient lieu et, parfois, crée les conditions d’ordre propices à la législation. Le justicier moderne se trouve d’emblée contraint d’enfreindre les lois. C’est un justicier hors-la-loi! L’ambiguïté ressort très bien du film «A vif» qui vient de passer à la télévision. Un jeune couple se fait tabasser sans motif apparent, si ce n’est le plaisir de faire du mal. Le fiancé décède; la fiancée, jouée par Jodie Foster, en réchappe de justesse. Elle se venge en tuant ses agresseurs, et quelques autres loubards au passage, des crapules sans doute, mais qui ne méritaient pas forcément la peine capitale. Un policier l’utilise pour régler son compte à une brute immonde. Justice est faite. Vraiment? Alors pourquoi sort-on du film avec un vague sentiment de nausée? «Les juges», de Peter Hyams, montre les risques d’erreur encourus par le tribunal parallèle qui fait «exécuter» des criminels avérés ayant échappé à la justice ordinaire. Si l’injustice est toujours possible avec les tribunaux, elle est à peu près inévitable avec la «justice» privée.

Contrairement à l’optimisme du western classique et sous réserve des aventures des Batman, Spiderman et autres «super-héros», les films consacrés à la justice privée dans un monde civilisé sont des films désespérés. Ils mettent en lumière la déshumanisation progressive du vengeur, sa dérive vers la solitude et la paranoïa. Ce qu’ils montrent surtout, c’est qu’au bilan final, son action aggrave le désordre social auquel il prétend aider à mettre un terme.

Ces films éveillent en nous des sentiments glauques: une houle haineuse et vindicative qui nous soulève lorsque le crime est commis, une complaisance trouble à l’égard des moyens sommaires et brutaux du justicier, une exultation mauvaise quand le coupable est expédié ad patres. Pendant un court instant, on tient soi-même le revolver. On se reprend la seconde qui suit, parce qu’on est éduqué. Mais on a senti tressaillir l’homme sauvage, le barbare tapi au fond de soi, le même qui suscitait les vociférations des tricoteuses au pied de la guillotine, le même qui a secoué plus d’un correspondant occasionnel de 24 heures.

La carence de l’Etat dans la protection des personnes et des biens fait plus qu’encourager les malfaiteurs et inquiéter la population. Elle ouvre la porte à cette barbarie individuelle et collective que la civilisation a pour tâche de contenir à défaut de pouvoir la supprimer.

C’est donc aussi du point de vue moral que l’Etat nous protège quand il revendique et surtout quand il exerce avec courage «le monopole de la violence légitime». Son action punitive intransigeante et sereine ne protège pas seulement l’ordre dans les rues, mais aussi l’ordre à l’intérieur des personnes.


NOTES:

1) Il la revendique aujourd’hui au point que l’exception naturelle de la légitime défense ne cesse de se réduire: la loi y pose tant de conditions qu’on finira par risquer moins d’ennuis en ne se défendant pas.

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