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La Femme au miroir

Laurence Benoit
La Nation n° 1925 7 octobre 2011
Sur la table de chevet de Eric-Emmanuel Schmitt, il y a les textes des grandes mystiques flamandes et… les magazines «people» relatant les frasques des stars féminines du cinéma. Et là où nous ne voyons qu’antinomies et incompatibilités, l’écrivain discerne ou imagine entre ces femmes de différentes époques des corrélations insoupçonnées qu’il s’est ingénié à explorer dans son dernier roman.

Celui-ci relate en alternance l’histoire d’Anne, jeune fille vivant à Bruges au XVIe siècle, qui renonce au mariage pour entrer au béguinage, produit des poèmes mystiques et finit ses jours sur un bûcher pour hérésie et sorcellerie, et celle d’Anny, star hollywoodienne du XXIe siècle enchaînant les films populaires à gros budgets, accro à toutes les drogues et dont les excentricités défrayent la presse «people», mais qui changera de cap après avoir frôlé la mort à la suite d’une overdose.

Percevant ce que ce grand écart avait de périlleux, Schmitt a ressenti la nécessité d’ajouter entre ces deux héroïnes un personnage de transition, sorte de «chaînon manquant» rendant le passage de la première à la seconde moins brutal et plus compréhensible, mais servant aussi de passeuse entre les deux premières sur le plan narratif. Et comme sur sa table de chevet (décidément surchargée), Schmitt a aussi les textes de Freud et une histoire de la psychanalyse, cette troisième protagoniste est Hannah, une aristocrate viennoise névrosée vivant au début du XIXe siècle, «guérie» grâce à une cure psychanalytique avec un disciple de Freud, et qui abandonne mari, fortune et titre pour devenir à son tour psychanalyste en Belgique.

L’homonymie partielle des prénoms (Anne, Hannah, Anny) suggère à la fois la ressemblance essentielle des héroïnes et leurs dissemblances accidentelles, si bien qu’on peut les considérer comme une seule et même femme s’incarnant (ou se réincarnant?) dans des lieux et des époques différentes, ou encore comme des «âmes soeurs» avec des liens mystiques très forts. Les trois histoires cheminent d’abord parallèlement et successivement, telles les voix d’un canon, pour se fondre finalement en une seule à la fin. Récit ternaire, donc, qui alterne un conte médiéval, des lettres introspectives et un scénario prêt à être adapté au cinéma, pour dessiner le portrait de trois femmes semblables et différentes.

Qu’est-ce qui rapproche ces trois femmes en apparence si étrangères les unes aux autres?

Tout d’abord, «la catastrophe du succès»1 immédiat. Au commencement, pour chacune d’elle, il y a l’obtention sans effort, grâce à leur beauté, de ce que leur époque considère comme le sommet de la réussite pour une femme: la possibilité d’un mari jeune et solide pour Anne; une variante follement glamour du premier pour Hannah, la roturière anoblie – prouvant que les critères d’épanouissement féminin ne changèrent guère entre le XVIe et le XIXe siècle –; la célébrité médiatique précoce pour Anny, enfant-star, et l’exacerbation du désir masculin qui en découle inévitablement. Gavées avant d’avoir éprouvé la faim, Anne, Hannah et Anny ne peuvent que cracher dans la soupe en réaction et se sentir irrémédiablement différentes de leurs contemporains et surtout de leurs contemporaines. Elles ont goûté sans lutte aux fruits après lesquels la plupart des femmes soupirent et elles les ont trouvés insipides. De ce fait, elles lèvent aussi un coin du voile sur un secret jalousement gardé: rien de connu, et peut-être rien de terrestre, ne peut combler la radicale incomplétude humaine; ce qui leur sera difficilement pardonné par les frustrés de leur entourage qui vivent d’espérance. Refusant l’image stéréotypée que leur renvoie le miroir de leur époque, elles partent en quête d’elle-même et cherchent une voie de salut qui leur soit propre. C’est donc tout naturellement qu’elles se tournent chacune vers les solutions les plus inédites et les plus radicales de leur temps pour tenter de soulager leur mal-être: la foi mystique pour Anne, la psychanalyse et la réflexion intelligente sur soi pour Hannah, les drogues d’abord pour Anny, puis finalement une nouvelle appréhension de l’art cinématographique. En bref, la foi, la raison et l’art, la chimie étant une fausse solution, appelée pour Schmitt, à être dépassée.

Comme l’affirme Schmitt lui-même dans une interview sur RTL, chaque époque a son «alphabet» pour décrypter le mystère humain (religion, raison, chimie versus art) et dans leur révolte même, ces femmes empruntent une variante inédite de cet alphabet, qui court toujours le risque de se dégrader en «camisole»: dogmatisme borné, rationalisme ou biologisme réducteur, divertissement abrutissant.

L’idée se dessine selon laquelle, qu’on le veuille ou non et au sein même du refus des normes de son époque, on est toujours de son siècle. La subversion radicale n’existe pas, ou alors elle est invisible et inaudible.

Depuis quatre siècles, nous sommes habitués à relire les époques qui nous ont précédés avec les lunettes contemporaines en étant convaincus de la supériorité de la nôtre, mais il n’est pas certain que Schmitt adhère à ce dogme. Il est en effet assez difficile de dire si l’auteur perçoit le passage d’une femme à l’autre, d’une époque à l’autre et d’un alphabet à l’autre, en termes de progrès ou d’appauvrissement et d’affadissement, ou encore en termes de complémentarité, en essayant de garder ce qu’il considère de meilleur en chacune. Tout cela à la fois peut-être.

Par contre, Hannah, à l’unisson de tout son siècle avant que la guerre de 14 ne vienne temporairement faire refluer cette illusion funeste, tombe dans ce piège rétrospectif. C’est à la lumière de la psychanalyse qu’elle relit l’expérience mystique d’Anne, au lieu de lire la sienne à la lumière de celle d’Anne.

Le dernier roman de Schmitt est certainement le plus abouti et le plus maîtrisé de ces dernières années. Il renoue heureusement avec le Schmitt des débuts en liant en une belle gerbe tous les thèmes (mystique, psychanalyse, possibilité de connaissance par l’imagination) qui jalonnent son oeuvre, mais qu’il décline ici presque exclusivement au féminin.

Il est vrai que l’attention portée aux femmes est si exclusive que ses personnages masculins en souffrent quelque peu, demeurant des ombres inconsistantes, mais sans doute est-ce délibéré de manière à ce que l’exploration des diverses variantes de l’éternel féminin tienne le devant de la scène. Il est vrai aussi qu’Hannah est la plus réussie des trois parce qu’elle parle à la première personne et que Schmitt n’est jamais si bon que dans ce registre qui rappelle le théâtre.

Non seulement, il rassemble les motifs qui l’obsèdent, mais il les explicite: la spiritualité mystique à racines chrétiennes et à feuillage New Age (ou l’inverse) qui baigne implicitement toute son oeuvre, trouve ici sa présentation la plus élaborée en la personne d’Anne. Cette tentative pour transcender le dogme et la loi explique sans doute la séduction exercée par ses oeuvres sur tant de nos contemporains avides de spiritualité et de sens, mais repoussés par les résurgences violentes ou légalistes des religions traditionnelles.

Certains diront que ce roman est trop maîtrisé et que cela nuit à l’émotion. Il est vrai que Schmitt sait où il va et qu’il y va grand train. Mais comme Schmitt revendique d’être le seul auteur à «thèse» du XXIe siècle ou, comme il le dit lui-même, le seul auteur du XVIIIe encore vivant – alors que la plupart de ses collègues fuient le genre comme la peste –, on le lui pardonnera sans peine.

Demeure une question récurrente. Schmitt est-il subversif ou conformiste? Les deux à la fois sans doute, comme ses trois héroïnes.

 

NOTES:

1 Formule de tennessee Williams selon Schmitt, citée dans une interview sur son site Internet.

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