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Douch ou l’humanité du bourreau

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 1970 28 juin 2013

Il y a quelque temps, il me fut donné de voir un documentaire sur Kaing Guek Eav, dit Douch1. De lui, je ne savais pas grand-chose, sinon qu’il avait été accusé d’avoir fait torturer et assassiner entre 12000 et 17000 détenus dans la prison dont il était le directeur. Tuol Sleng (S21) était un ancien lycée à Phnom Penh, transformé en effrayante machine à broyer les vies humaines pendant la domination des Khmers rouges au Cambodge, entre 1975 et 1979.

On se souvient que Pol Pot avait mis en place, avec la complicité active ou passive des Occidentaux, un régime politique déconcertant qui consista dans l’application immédiate d’un communisme intégral, sans période de transition. La première mesure, prise dès le lendemain de la conquête de la capitale, fut de déporter tous les citadins vers les campagnes pour créer une société agraire sans classes. Toute la population fut soumise aux travaux forcés, sous la vigilante surveillance d’adolescents endoctrinés et enrégimentés pendant la période antérieure à la prise du pouvoir. On disloqua les familles. On supprima la monnaie, les écoles, les lycées, les universités, les hôpitaux. L’appareil judiciaire fut réduit à la loi des suspects, comme sous la Terreur en 1793. Beaucoup des esclaves de ce régime, engagés dans de grands travaux, construction de barrages, irrigation, plantations de rizières, périrent épuisés, malades ou assassinés. L’estimation des morts causés par cet effarant système oscille entre 1700000 et 2000000, à savoir approximativement 20% de la population du pays. Le célèbre film de Roland Joffé, La Déchirure (The killing Fields), présenta de ces horreurs, au début des années huitante, une vision atténuée, hollywoodienne, mais bien construite et soignée dans les détails. Il eut au moins le mérite de secouer l’opinion publique dans nos contrées, formée par des journalistes naïfs, des intellectuels aveuglés (Jean Lacouture!) et des politiciens complices.

Dans le contexte du régime du Kamputchéa démocratique, Douch fait figure de rouage secondaire d’une politique criminelle, du calibre d’un Eichmann, d’un Hoess. En 2009, il fut le premier responsable khmer rouge à comparaître devant le Tribunal international qui le condamna en deuxième instance à la perpétuité. Le documentaire de Rithy Panh a été tourné dans la prison, après l’appel du premier jugement. On découvre un personnage calme, pondéré, intelligent, courageux. Un très beau regard inspiré accompagne la pertinence de ses réflexions. Il ne justifie rien, explique tout. Le voilà qui ajuste ses lunettes comme au temps où, professeur de mathématiques estimé, il devait expliquer un point délicat. Il lit minutieusement des notes prises il y a trente ans, reconnaît son écriture, montre sa signature sur des documents accablants. Il retrouve tout dans sa mémoire, accepte tout, ne se dérobe jamais devant l’énormité de ses crimes, exhibe sans honte ni fierté les preuves étalées devant lui. Pendant le film, on ne comprend pas pourquoi un être si aimable, si poli, si civilisé a pu pareillement déchoir et sombrer dans l’abomination.

L’entretien se déroule en langue khmère, mais à la fin apparaît un mot en français: «Stoïque». Puis Douch recompose laborieusement les quatre derniers vers de La Mort du loup:

Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.

Je savais que des criminels endurcis pouvaient pleurer en écoutant Mozart (le 20e concerto en ré mineur, favori de Staline), mais cela demeurait une abstraction dans ma tête. Ici je me trouvais en face d’un monstre qui avait été élevé dans les mêmes références culturelles que moi, qui avait appris ce poème de Vigny probablement au même âge que moi, et qui en tirait une philosophie de vie applicable autant à lui («Fais énergiquement ta longue et lourde tâche dans la voie où le Sort “le Parti“ a voulu t’appeler»), qu’à ses victimes («Souffre et meurs sans parler»). Au cours de son premier procès, Douch subit impassiblement la haine et le mépris de ses accusateurs. Il parle peu, mais au terme des délibérations il cite La Mort du loup. J’ai toujours estimé qu’une solide culture générale, une éducation artistique, le sens du beau étaient d’efficaces remparts contre la barbarie. Face à la troublante personnalité de Douch, ces convictions se sont effritées. Mais le plus déconcertant est le caractère si humain du bourreau de Tuol Sleng. On voudrait identifier un monstre distinct de soi, et on se trouve en compagnie d’un homme ordinaire, plutôt attirant. Une semblable gêne s’était déclarée dans le public et une partie de la critique à la sortie du film La Chute (Der Untergang) dans lequel Bruno Ganz, prodigieux, campait un Hitler en fin de course très vraisemblable, tourmenté, presque digne de pitié: c’est très dérangeant d’apprendre qu’on fait partie de la même espèce que lui. Derrière le monstre il y a l’humain. Pire: le monstre est humain.

François Bizot a été un témoin privilégié de la carrière de Douch. Jeune ethnologue au service de l’École française d’Extrême-Orient, il a été retenu captif en 1971 par les Khmers rouges, enchaîné quelques mois à un poteau dans la jungle. A chaque instant, il s’attendait à être liquidé et a subi un simulacre d’exécution. Or il doit sa libération au chef de ce camp d’extermination (M13), un révolutionnaire idéaliste de son âge: Kaing Guek Eav, Douch. En 1988, lorsque Bizot découvre que son libérateur a été le bras armé d’une tuerie horrible, étatisée, c’est le choc. Certes, il n’y a jamais eu d’amitié entre les deux hommes, les circonstances rendaient ce sentiment impossible. Mais quelques semaines de vie commune créent des liens; et surtout Bizot doit la vie sauve à son geôlier, les autres prisonniers ayant tous péri. Le voici empêtré dans cette contradiction de devoir son salut à un grand criminel.

François Bizot a essayé d’exorciser son trouble existentiel à travers deux livres remarquables: Le Portail2 relate son arrestation, sa captivité, et la chute de Phnom Penh en avril 1975. Dix ans plus tard, Bizot témoigne au procès de Douch. Dans Le Silence du bourreau3, il poursuit une réflexion profonde sur la nature humaine du bourreau. Loin de considérer son objet avec distance, Bizot cherche en lui-même les racines de cette cruauté née de la capacité des hommes à faire taire leurs émotions. Le premier chapitre de son livre raconte une petite tragédie survenue juste après la mort de son père, en 1963. Le défunt s’occupait d’un fennec apprivoisé, devenu encombrant, personne ne voulant s’en charger. Sans trop hésiter, l’auteur va perpétrer un crime qu’il juge sordide, le long d’une voie de chemin de fer cachée: «La mort de Sarah est devenue un passage qui ouvre en moi sur un gouffre. […] Je jure que le geste fut intolérable et qu’il fallut me forcer, dans des conditions atroces et tout à la fois aisées. J’en frissonne: je l’ai cognée à toute volée contre le parapet.» Marqué à vie par la sauvagerie de son acte, Bizot estime qu’en chaque être demeurent latentes les ressources de cette férocité primitive. «Au-delà de ce passé qui me revient chaque jour tant il m’enfante encore, je repasse à l’infini par les phases de l’épreuve cambodgienne, la seule qui m’a fait prendre conscience, mieux que n’importe quelle mort, de mon identité, et ouvrir les yeux sur la plus périlleuse de toutes les équations: deviner en moi le pire de ce qu’il y a en l’autre.»

Comme à Nuremberg, le tribunal de Phnom Penh a relégué l’accusé dans la catégorie des monstres à part, ce qui est bien rassurant pour le sentiment de chacun. Bizot qualifie cette attitude d’autiste, car en empêchant de prendre la mesure humaine du bourreau, elle met en évidence «notre incapacité à entendre ce qu’il y a d’odieux et de pitoyable dans la nature des hommes».

 

Notes:

1 Rithy Panh, Douch, le Maître des forges de L’Enfer, DVD Éditions Montparnasse, 2011

2 François Bizot, Le Portail, La Table Ronde, 2000, Folio no 3606, 2002, 440 p.

3 François Bizot, Le Silence du bourreau, Gallimard, 2011, Folio no 5511, 2013, 274 p.

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