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Voies impénétrables

Jacques Perrin
La Nation n° 1996 27 juin 2014

Les gens de L’Hebdo se moquent d’un enseignant qui a dit: «On n’apprend pas les langues à l’école.» Et pourtant il a raison. L’école publique construit les fondations sur lesquelles il sera possible d’apprendre vraiment une langue étrangère, plus tard, dans le pays. Ces fondations peuvent être très solides, elles facilitent la vie de celui qui se trouve immergé, comme on dit, dans le milieu propice à l’apprentissage.

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Comme tous ceux de ma génération, j’ai appris l’allemand à la façon d’une langue morte, à coups de règles grammaticales, de thèmes, de versions, de lecture des grands auteurs. C’était l’époque des laboratoires de langues. Pour peu que nous eussions un peu d’oreille, les cassettes suffisaient à nous donner un accent correct.

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Les méthodes actuelles d’apprentissage se conforment à l’image que se fait de l’Allemagne le postmoderne moyen: familles recomposées; multiculturalisme, immigrés turcs discriminés, skinheads; cuisine, mode et musique internationales; culpabilité allemande, valorisation de la résistance au nazisme. Les adolescents allemands y ressemblent à leurs congénères du monde entier!

Que les plus anciens se souviennent de la méthode Wir sprechen Deutsch: il y était question de Frédéric II, Mozart, Wagner, des Niebelungen, des Zähringen, des Habsbourgs, de l’histoire des villes suisses et allemandes. C’était un autre temps.

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Au début, j’ai appris l’allemand parce que le programme m’y contraignait.

J’y ai pris goût pour des raisons qu’on qualifierait aujourd’hui de «sulfureuses». La lecture d’un livre aussi vénérable que le Chevallaz, manuel d’histoire en vigueur à l’époque, dont l’auteur était le futur conseiller fédéral Georges-André Chevallaz, peut entraîner un adolescent sur une pente glissante. Les deux guerres mondiales me fascinaient, notamment le rôle de l’Allemagne, de la puissance allemande. Le génocide des Juifs me donnait des cauchemars. Les armées allemandes me semblaient avoir été un rempart contre le communisme, renversé par les barbares soviétiques. Mais comment avaient-elles pu être si cruelles envers les Juifs? Je voulais comprendre. Je m’étonnais que Nixon, chef de la plus grande puissance mondiale d’après-guerre, fût assisté, comme cela apparut lors de l’affaire du Watergate, par des personnes d’origine germanique, «the teutonic trio»: Bob Haldeman (le «garde prussien»), John Ehrlichman, Henry Kissinger qui, bien que Juif, devait parfois recueillir les confidences antisémites du président des Etats-Unis. Une géopolitique d’adolescent exalté m’insufflait l’idée que les Américains avaient repris le flambeau de l’antibolchevisme germanique. Nous étions à des années-lumière des préoccupations actuelles concernant l’apprentissage des langues.

Les voies conduisant un jeune Vaudois sensible et craintif à l’apprentissage de l’allemand sont impénétrables…

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En ce temps-là (1972-1974), le football allemand dominait le monde. J’étais un fanatique du Borussia Mönchengladbach, au jeu offensif et séduisant. Le Vaudois Lucien Favre entraîne aujourd’hui cette équipe. J’idolâtrais le milieu de terrain Günther Netzer, stratège à la longue chevelure blonde, transféré par la suite au Real de Madrid.

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Pendant les vacances d’été, je lisais en Espagne le Bild Zeitung, essayant de nouer des liens footballistiques avec les Allemands qui «envahissaient» le Sud de l’Europe.

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Mon professeur d’allemand du collège m’était cher. Blond aux yeux bleus, solide, grand chasseur, admirateur de Maupassant, il nous lisait en fin de semestre les nouvelles normandes de celui-ci afin de nous soulager des difficultés de la langue de Goethe. Un jour, il nous avoua son inquiétude parce qu’il devait se rendre au tribunal. Il y traduisait les questions adressées par le juge à un accusé allemand.

Il nous montrait que l’Allemagne coupée en deux avait été naguère un empire immense touchant aux pays baltes et à la Russie. Nous lûmes – dans la prestigieuse collection jaune Reclam – Miks Bumbullis, nouvelle lituanienne d’Hermann Sudermann, écrivain naturaliste de Prusse- Orientale, puis la pièce de théâtre Der Hauptmann von Köpenick, de Carl Zuckmayr, parsemée de répliques en dialecte berlinois! Notre maître copiait au tableau la nouvelle de Kleist Das Bettelweib von Locarno et nous demandait de la traduire instantanément en français.

De telles méthodes lui vaudraient aujourd’hui une convocation au Département, mais mon intérêt pour la langue allemande croissait…

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Avec le temps, l’adolescent qui voulait comprendre les Allemands du XXe siècle se passionna pour la philosophie. Puisqu’il fallait comprendre une chose, autant les saisir toutes! Comme la philosophie est censée couronner le savoir humain, que Grecs et Allemands passent pour les peuples philosophes par excellence, mon parcours universitaire se dessinait: philosophie, allemand, grec ancien.

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En entrant à l’Université, je savais par cœur les pages les plus difficiles de la nouvelle de Kleist Michael Kohlhaas, celles où le héros négocie avec Martin Luther lui-même.

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Je m’inscrivis à la Ludwig-Maximilians-Universität de Munich. La plupart des étudiants en lettres romands étaient dispensés de l’examen oral parce qu’ils prouvaient suffisamment à l’écrit qu’ils étaient capables de suivre les cours. Notre bagage grammatical et littéraire, après le gymnase et deux semestres à l’Université de Lausanne, pesait un bon poids.

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Tout de go, je suivis un séminaire sur la Généalogie de la morale de Nietzsche sous la direction de Mme Annemarie Pieper, qui devint plus tard professeur ordinaire à Bâle. J’appris à cette occasion ce que veut dire «lire un texte» pour y cerner avec précision la pensée de l’auteur. Je n’osais cependant pas intervenir. Mme Pieper avait fort à faire, conservant son calme même face aux étudiants marxistes qui prenaient prétexte de chaque aphorisme nietzschéen pour réciter leur catéchisme.

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Ne trouvant pas de logement en ville, je fus accueilli par une famille habitant un village près d’Augsbourg. J’y appris à… plumer les oies et à m’empiffrer de Knödel, accessoirement à comprendre un peu d’allemand de tous les jours. Quand je dus négocier avec mon logeur munichois le prix de ma chambre, je fus enfin contraint de considérer la langue comme un outil. Son utilité pratique m’apparaissait soudain …

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Ensuite je me mis à enseigner l’allemand, sans l’avoir jamais vraiment su.

J’enseigne aussi le français, sans le savoir non plus, car la richesse des langues, quelles qu’elles soient, nous dépasse infiniment.

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Bref, j’ai souhaité apprendre l’allemand. J’aime la langue, la littérature, la poésie et la musique allemandes, et peut-être aussi quelques Allemands.

Aucune des raisons que nos journalistes considèrent comme justes ne m’y a poussé. Je n’avais pas à demander mon chemin jusqu’au Burger King; je n’ai pas contribué à la «cohésion nationale», ni à la paix dans le monde; l’allemand ne m’était pas utile, que ce soit pour réussir en affaires ou mener une carrière politique à Berne.

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