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Le Veilleur de nuit

Jean-Baptiste Bless
La Nation n° 2013 6 mars 2015

Il est 4 heures du matin. Je viens de remplacer Brett et de monter dans ma tour d’observation.

Depuis hier, c’est le vent du Sud qui souffle, et il fait un peu moins froid.

Il semblerait d’ailleurs que le vent soit aussi moins violent que d’habitude, lorsqu’il fait claquer le drapeau à en user ses bords. La visibilité est bonne: les quelques lumières d’en face indiquent qu’en Syrie on continue de vivre, tandis qu’à droite, dans le lointain, des myriades de petits points scintillent, à croire que là-bas, en Jordanie, on ne dort jamais.

Me revient en mémoire la phrase de Saint Exupéry: «Celui-là qui veille modestement quelques moutons sous les étoiles, s’il prend conscience de son rôle, se découvre plus qu’un serviteur. Il est une sentinelle. Et chaque sentinelle est responsable de tout l’Empire.» Pourtant, cette nuit comme les précédentes, il ne se passera rien. Il fera sombre, il fera vent, il fera froid: il fera nuit, tout simplement. Ce serait trop facile si en face il y avait un feu d’artifice; ou pire: si le feu d’artifice répondait à nos désirs. On ne zappe pas la nuit: elle s’impose à nous. Et, étonnamment, on ne s’en lasse pas.

Je pense à mes camarades qui veillent avec moi le long du Golan; je pense aux moines, qui veillent sur le monde dans la prière, cette prière dont la grandeur «réside d’abord en ce qu’il n’y est point répondu». Il en va de même pour la nuit. Si je n’en attends rien, alors elle me comblera. Elle me comblera si je cesse de vouloir lui commander, si je me laisse envahir. Et je la contemple en silence.

* * *

Tout à l’heure, il y a eu deux fausses alertes: d’abord la comète «Lovejoy» que j’ai prise pour un avion, et puis le frémissement de la toiture, qui ressemblait à un tir de mitraillette; mais non, apaise-toi mon âme, ce n’est que la nuit. O nuit bienheureuse, tu m’habites et me transformes. Tu m’apportes la paix, l’équilibre, et tu creuses ma profondeur. Quelles festivités offriraient tant de plénitude?

J’ai scruté l’horizon avec mon appareil de vision nocturne, mais rien ne bouge, ni personne. Les phares que j’avais cru distinguer à l’œil nu ont disparu. Je ne verrai rien de plus que ce que la nuit me laisse entrevoir. Même les machines se soumettent à la loi du silence, et se déplacent en mouvements furtifs, lorsqu’elles ne se taisent pas complètement.

Le drapeau claque toujours. Ce monde en blanc entouré de feuilles de laurier sur fond bleu… Les Nations unies… Amitié entre les peuples ou illusion stérile? Un peu des deux sans doute, mais je veux au moins croire à l’amitié entre ces hommes qui se reposent de part et d’autre de la ligne de démarcation. En face pourtant, c’est la guerre. A quelques centaines de mètres, un camp de réfugiés. Il doit faire autrement froid, là-bas, et faim, peut-être. Et cette barrière d’acier qui nous sépare… Ne peut-on pas s’aimer sans se comprendre? Pourtant, dans quelques heures, l’activité reprendra, avec son lot de haines et de rancunes, d’intérêts qui divergent. O douce nuit, puisses-tu leur apporter la paix à eux aussi!

* * *

Ça y est, première lumière sous la voûte de nuages. La colline se détache comme le sein d’une femme qui dort. Tal-al-Garbi: la Colline de l’Ouest, la frontière occidentale de la Syrie réapparaît. Tal… «colline» en arabe, «rosée» en hébreux… Rose et bleue, la bande de lumière s’étend. Un loup solitaire hurle au point du jour. La barrière d’acier sort de l’obscurité. Bientôt c’est toute la plaine qui est inondée de clarté. Puis l’horizon s’embrase et une lumière plus vive jaillit de par dessus les crêtes. Mais elle disparaît aussitôt derrière la chape grise qui tapisse le ciel. Sera-ce une journée sans soleil? On ne le voit plus, mais il est bien là. C’est le matin de l’Epiphanie. Il y a un peu plus de 2000 ans, les mages ont passé par ici, ils ont traversé les frontières et sont venus adorer Celui qui est la Lumière du monde.

Tout à l’heure, Andreas viendra me remplacer. Je lui dirai simplement «rien à signaler», il me répondra «bonne nuit», et reprendra son tour de garde, modestement. Et ainsi depuis quarante ans. Qui comprendra? Notre mission peut paraître dénuée de sens, pour le moins inutile, parce que ces contrées ne semblent pas connaître la paix.

Et pourtant, qui dira la valeur d’une simple présence? Faut-il toujours attendre du spectaculaire? Qu’en serait-il si personne ne gardait cette bande de terre tant convoitée? Si personne ne veillait dans la nuit? Si personne ne priait pour les autres? «Que faut-il dire aux hommes?»

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