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D’Ernest Ansermet à Jean-Jacques Langendorf

Jean-Jacques Rapin
La Nation n° 2013 6 mars 2015

Par le plus curieux des hasards, il existe un étrange lien, sinon de parenté, du moins d’affinité, entre les deux hommes. Et cela, par le fait que la mère de Langendorf, alors accompagnée de son fils, a été pendant des années la gouvernante du ménage Ansermet, à Genève… Dans le chapitre qu’il consacre à l’écrivain1, Bertil Galland évoque la forte relation qui s’est établie entre le chef d’orchestre déjà âgé, à la veille de publier son œuvre capitale, Les Fondements de la musique dans la Conscience humaine2 et le jeune homme, dont l’intelligence exceptionnelle, remarquée par Ansermet, fait de lui un interlocuteur sagace et stimulant. C’est là que se trouvent l’origine et la cause, mais aussi la force et la singularité de cette relation.

A l’époque, comme d’autres entrent en religion, Ansermet entre en philosophie afin de forger l’outil de pensée qu’il juge indispensable pour justifier la prééminence absolue de la nature tonale de la musique, condition sine qua non de son existence. Et cette affirmation, il veut lui donner un fondement éthique – vaste entreprise, qui représente l’épisode ultime d’un être qui aura lutté sa vie durant. C’est pourquoi, à côté d’une activité internationale débordante, Ansermet, dont le temps est compté – le livre paraît en 1961 et son auteur décède en 1969, à l’âge de 86 ans –, rédige inlassablement ce qu’il considère comme son testament.

Cette volonté d’agir lui est dictée par son combat contre la musique atonale et le dodécaphonisme. Celui qui a imposé Stravinsky, Bartók, Honegger ou de Falla à des auditoires du monde entier s’est opposé de tout son être à une voie qu’il juge aberrante, parce qu’elle rompt ses liens avec la tonalité. Malheureusement, Ansermet est bien seul à penser de cette manière. A l’époque, l’avant-garde tient le haut du pavé et elle se déchaînera à la parution du livre.

Au cours de cette longue gestation, comme le dit Bertil Galland, Ansermet «a grand besoin d’un interlocuteur»3. Ce sera plus tard Jean-Claude Piguet, mais pour l’heure, il l’abrite sous son toit, c’est le jeune Langendorf, qui commence des études de philosophie et va suivre de très près la lente élaboration, la stimuler même par ses questions ou ses objections, que résume bien cette remarque au vieux maître: «Vous voulez faire en musique ce que Husserl a tenté pour les mathématiques!»4

Ce lien ne s’est jamais rompu, même au-delà de la mort d’Ansermet. Langendorf n’est pas devenu musicien, mais l’exemple de cette exigence intérieure, ultime et impérieuse, l’a marqué et toutes les parties de son œuvre multiforme en ont subi l’influence, cachée mais bien réelle.

Tout récemment, le hasard (s’il existe) vient de donner un singulier coup de chapeau à cette relation. Chacun sait que la discographie d’Ansermet est l’une des plus riches qui soient. Il a enregistré ses premiers disques en 1916 à New York, lors d’une mémorable tournée des Ballets russes qui fit découvrir aux Américains ébahis les œuvres nouvelles de Stravinsky, Debussy et Ravel. Et le tout dernier enregistrement d’Ansermet réalisé à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande date de 1968, consacré à la 3e Symphonie, opus 11, d’Albéric Magnard, une œuvre forte, dont la seule introduction sonne comme un adieu au monde par sa grandeur hiératique.

Or Jean-Jacques Langendorf vient de réaliser un coup de maître, dont la manière n’appartient qu’à lui, en publiant La mort d’Albéric Magnard5, une biographie imaginée, en réalité plus vraie que si elle avait été écrite par le musicien lui-même. Comment ne pas voir encore un lien dans cette rencontre, à travers le temps et l’espace, entre l’ultime enregistrement d’Ansermet à Genève et la biographie imaginaire du musicien par Jean-Jacques Langendorf?

Notes:

1 Bertil Galland: Une aventure appelée littérature romande, Genève, éditions Slatkine, 2014, p. 379.

2 Ernest Ansermet: Les Fondements de la Musique dans la Conscience humaine et autres Ecrits, Paris, éditions Laffont, Collection Bouquins, 1989.

3 Op. cit., p. 381.

4 Op. cit., p. 385.

5 Jean-Jacques Langendorf: La mort d’Albéric Magnard, Nancy, éditions Le Polémarque, 2014.

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