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† Pierre-Balthasar de Muralt

Jean-Vital de Muralt
La Nation n° 1966 3 mai 2013

Le fondateur des éditions Rencontre s’est éteint le 23 mars de cette année. Pas un mot sur lui dans les médias. La Nation m’ayant demandé un hommage au défunt – qui était aussi mon parrain –, c’est elle qui sauvera l’honneur de la presse romande.

Pierre B. de Muralt (comme on l’appelait dans la presse) grandit et mourut à Vevey. Comme il se doit, il fut zofingien et officier d’artillerie (hippomobile). De la génération de la mob, il fit du service actif. Après son doctorat en droit, il fit à Paris un apprentissage de typographe. Il était attiré par ce métier et voulait avoir les mains dans l’encre d’imprimerie. Il était le portrait craché de Jean-Jacques Sulzer-Neuffert, fondateur de Sulzer Frères à Winterthour, dont il descendait par sa mère. Inconsciemment sans doute, il avait mis ses pas dans ceux de son trisaïeul, qui en 1830 s’était rendu, à pied, de Winterthour à Paris, y suivre les cours de l’École des arts et métiers.

Diplôme de typographe en poche, il retourna à Vevey s’occuper d’une petite «coopérative Rencontre» qui publiait une revue de poésie. Elle connut un essor foudroyant quand oncle Balthy (comme nous l’appelions dans la famille) eut l’idée géniale de vendre par correspondance les œuvres complètes de Balzac. Ce fut un succès populaire, et le début d’une aventure industrielle. Mon oncle avait amélioré un concept commercial qui était dans l’air du temps, et dont les prémisses sont peut-être à chercher dans la Guilde du Livre ou le Reader’s Digest. Si le génie des frères Sulzer fut d’accompagner l’essor de l’industrie suisse du XIXe siècle, en satisfaisant son besoin de fonte, d’acier et de machines, le sien fut d’offrir la littérature au grand public des années soixante, à prix modique et par correspondance.

Rapidement les éditions Rencontre devinrent une très grande maison d’édition tous publics. Le soin apporté à la typographie, à la reliure, tout comme à l’appareil critique, était une force de la maison. Oncle Balthy y veillait personnellement. Mon père l’ayant rejoint dans la direction de l’entreprise, j’ai grandi au milieu de Jules Verne, Alexandre Dumas, Victor Hugo, Balzac, La Fontaine, Flaubert, Dostoïevski, Tolstoï, Mark Twain, James, Fenimore Cooper, Nikos Kazantsakis, Knut Hamsun, Perez Galdos, Ramuz. On n’était pas dans l’avant-garde: avec un sens commercial très sûr, on vendait les classiques par abonnement, ainsi que les best sellers: Simenon, Han Su Yin, Mazo de la Roche, et de grandes collections thématiques, richement illustrées, parfois assorties de diapositives à regarder en famille: histoire de la musique, de l’art, de la médecine, encyclopédie du monde actuel. S’y ajoutaient tant des essais de haute tenue que d’innombrables petites collections pour les jeunes, comme la collection «J’aime…» («J’aime le dessin animé» par exemple). Le président Pompidou posa dans les gazettes avec la série Napoléon, que Rencontre publia pour le bicentenaire de l’empereur sous le haut patronage de l’Académie française. Télévision Rencontre produisit «Le chagrin et la pitié» de Marcel Ophuls, un film qui brûlait les doigts de tous les producteurs parisiens. On édita même la Bible, illustrée et reliée en skaï!

C’était une époque d’optimisme. La vague du succès était si forte qu’oncle Balthy, grisé, pensait que l’«expansion», comme on disait, serait sans limite et qu’on «essaimerait dans les galaxies». Je vois encore les ateliers d’impression et de reliure, chemin d’Entrebois, où les livres étaient fabriqués de A à Z. Et la salle des ordinateurs: pressurisée, climatisée, avec des machines IBM hautes comme des maisons, ruminant des kilomètres de bandes perforées. C’était un autre monde: aujourd’hui un microprocesseur ferait ça. Mais c’était moderne comme un film de Jacques Tati. La maison bourdonnait comme une ruche. Les jolies secrétaires pomponnées s’affairaient. Des armadas de graphistes pleins d’idées créaient (sans Illustrator). Rencontre, dont les actions étaient un fleuron de la bourse de Lausanne, faisait vivre un millier de familles, et occupait une deuxième imprimerie industrielle à Mulhouse, dont le directeur était le maire socialiste de la ville. Oncle Balthy se voyait d’abord comme un fabricant, un industriel, il n’en a pas moins été la providence d’une génération d’écrivains, artistes et intellectuels, qui purent publier, écrire des préfaces, dessiner des illustrations, trouver un emploi. De Georges Haldas à Jean Starobinski, tous ont passé par Rencontre, cœur palpitant irriguant l’économie de la région et animant son intelligentsia.

Les éditions Rencontre auraient pu devenir un «joueur global» comparable à Bertelsmann ou Hachette. Alors pourquoi mon oncle a-t-il perdu les rênes? Peut-être s’était-il dispersé, dans les années d’euphorie. Les événements de mai 68, bloquant la diffusion en France, ont été pour lui un coup dur. Dans une industrie intensive en capital, il avait dû s’endetter auprès des banques. A l’exception, m’avait-il dit, de la Banque Vaudoise de Crédit, elles l’ont toutes lâché. Il dut ouvrir son capital à Samuel Josefowitz, magnat canadien de la vente de disques par correspondance, qui voyait l’intérêt d’un fichier de 500’000 souscripteurs réguliers en Europe. Ce fut le chant du cygne. Rencontre devint un très gros vendeur de disques, mais les difficultés de trésorerie demeuraient. Pris dans un tourbillon, affecté par son divorce, mon oncle vendit ses actions.

Privée du talent de leur fondateur, les éditions Rencontre ne prospérèrent plus. Les méthodes américaines de marketing, agressives, rebutèrent les abonnés, jusque-là d’une fidélité à toute épreuve. L’entreprise s’étiola sans jamais disparaître tout à fait. Mais on se souvient de Rencontre. Encore aujourd’hui dans toute famille suisse, on trouve un rayon de bibliothèque de livres Rencontre. Ces livres «lavables» (grand argument de vente à l’époque) avec leurs reliures colorées, leurs dorures et leurs signets marque-pages, ont pris de la patine. Ils sont désormais des témoins nostalgiques d’une époque heureuse.

Pierre-B. de Muralt connut un second succès, moins flamboyant que le premier, avec DIVO: Défense et Illustration des Vins d’Origine. La méthode Rencontre de vente par correspondance y fit merveille, avec cet avantage qu’un livre, une fois lu, prend de la place dans votre bibliothèque, alors qu’une bouteille, une fois bue, il faut en acheter une autre. Mais mon oncle me l’a avoué, il a fait semblant de s’intéresser au vin. Son véritable amour, c’était les livres.

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