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Café Romand

Félicien Monnier
La Nation n° 2153 17 juillet 2020

Jamais nous n’oublierons cette matinée du printemps 2004 qui nous vit pousser pour la première fois les portes du Café Romand. La brasserie allait profondément entrer dans la vie de l’auteur de ces lignes. Elle devint petit à petit et tout à la fois un point de repli, une scène du théâtre social lausannois, une heureuse solution de facilité (parfois même une évidence) en cas d’hésitations bistronomiques.

Le Romand est une machine à souvenirs et à réjouissances à venir: il y a les soupers du vendredi soir, avant la séance de Zofingue; les repas de midi, en cravate, à deux pas du bureau; les cafés improvisés le samedi matin, en jeans et t-shirts estivaux. Le soussigné n’hésitera pas une minute à dire qu’il est un habitué.

Pourtant, la lecture du récent ouvrage de Michel Rime, Le Romand, un Café de légende, a provoqué en nous un sentiment mitigé.

Il faut d’abord dire que c’est un bel objet. Un peu à l’image du Café qu’il raconte. Sa reliure cartonnée dégage une impression de solidité. L’iconographie est riche et variée. Certaines photographies marquent les mémoires. Le cliché de Marcel Imsand représentant l’avocat André Manuel en conversation malicieuse avec Jacques Chessex tient effectivement de la légende. Nous sommes quelques-uns qui auraient adoré les entendre s’envoler.

On ne se lasse pas non plus de contempler les reproductions des pages du livre d’or du restaurant, entre caricatures et écritures en rondes et déliées. De même qu’on contemple avec des envies de spéléologue la photo des anciennes cuves à vin en béton, recouvertes de mosaïques turquoises, ou celle des grands tonneaux de bois, avec portette et robinet. Les premières sont aujourd’hui vides depuis longtemps, les seconds ont disparu.

Les pages consacrées au paysage gastronomique lausannois du début du XXe siècle font rêver. On ne peut que regretter la disparition des autres grandes brasseries lausannoises, le Café Bellevue ou la Brasserie Munichoise.

L’auteur a l’excellente idée de faire l’histoire architecturale et urbanistique du bâtiment dit «de la Pax», au 2, place Saint-François, inauguré en 1951. Son plan révèle une belle cohérence. Ses caves abritent les vases à vin du Café Romand, son hall est flanqué sur la gauche d’une librairie, sur sa droite d’une pâtisserie. Qu’aujourd’hui un kiosque à journaux et un café Starbuck’s se trouvent à cet endroit montre finalement que l’architecte avait vu juste.

Avec une insistance parfois un peu répétitive, plusieurs des personnes interrogées par M. Rime affirment que le Romand était le lieu de la diversité sociale: ouvriers et banquiers, avocats et enseignants, retraités et étudiants. A propos du Romand, cette affirmation est presque devenue un lieu commun dans la bouche des Lausannois. Aujourd’hui encore, la clientèle du Café est sociologiquement bien plus composite que celle des bars à sirops bios du Quartier sous-gare, véritable ghetto à bobos. Ce ne sont pourtant pas les actuels patrons du Romand qui s’épanchent en considérations vides sur le multiculturalisme.

Il faut donc saluer la parution de cet ouvrage. Il ouvre les yeux sur une époque et nous rappelle combien pintes, cafés et brasseries sont des lieux importants de notre patrimoine.

L’arrière-goût amer que nous évoquions plus haut n’a en réalité pas tant trait à l’ouvrage lui-même qu’au regard trop souvent jeté sur l’époque qu’il raconte. Ce sentiment est d’ailleurs plus politique qu’affectif.

A de nombreux titres, cet ouvrage est aussi un livre d’histoire culturelle. Michel Rime s’arrête longuement sur les artistes et personnalités ayant, parfois déraisonnablement, fréquenté le Romand. Les chapitres intitulés «Trois piliers et beaucoup d’autres», «La Belle Hélène» et «Un café très littéraire», forment le cœur de l’ouvrage. L’auteur y fait défiler une foule de personnes et d’événements. Ils sont centrés sur une période s’étalant des années 1970 au début des années 1990. Chaque paragraphe ou presque est consacré à une autre personnalité. Le comédien Armand Ablanalp apparaît souvent, ainsi que Jacques Chessex. Le journaliste et écrivain Christophe Gallaz raconte de nombreux souvenirs. Me André Manuel, notre ancien rédacteur en chef, est également plusieurs fois décrit. C’est le lieu de remercier M. Rime d’avoir fait revivre cette personnalité importante du Mouvement de la Renaissance vaudoise.

L’ambiguïté du livre réside peut-être dans son rapport au passé, alors qu’il aborde une institution gastronomique encore bien vivante. L’ouvrage dégage l’impression d’ensemble qu’il y aurait eu comme un Age d’or du Canton de Vaud, dont le Café Romand aurait été l’une des scènes privilégiées, mais que cet Age d’or serait aujourd’hui révolu. Cela interroge naturellement le rapport des Vaudois d’aujourd’hui à leur identité.

Il est souvent illusoire de vouloir se référer à un âge d’or. De quelle période ceux dont nous sommes nostalgiques l’étaient-il eux-mêmes? Rarement du temps qu’ils vivaient. Mais il faut admettre que durant les cinquante dernières années, le Canton a plus changé que de 1803 à 1945. Et pas obligatoirement en bien. La migration a profondément marqué la démographie cantonale. L’arc lémanique s’est enlaidi d’un urbanisme utilitaire, obnubilé par la villa individuelle et les sièges vitrés des multinationales. Le Gymnase et l’Université se sont démocratisés au point de créer une pression inédite sur les salaires et les emplois dans de nombreux secteurs. L’ouverture au monde anglo-saxon, l’idéologie sans-frontiériste, l’idéal des week-ends en avion dans les capitales européennes, a instillé une culture globalisée chez les jeunes Vaudois. Les dérives pédagogiques du Département de la formation ont relégué l’enseignement de l’histoire et de la géographie vaudoises aux oubliettes.

Cela suffit à dire que notre génération de Vaudois – nés dans les années 1980 et devenus adultes après l’an 2000 – vit dans un Pays de Vaud très différent de celui que Me André Manuel, Jacques Chessex, André Francioli et M. Péclat ont pu connaître. De moins en moins de personnes sont encore à même de saisir les références contenues dans le Portrait des Vaudois.

Bien sûr, il est difficile de ne pas être nostalgique de ce Canton de Vaud de l’après-guerre tardif. Mais cette nostalgie ne doit pas nous interdire de déterminer quelques responsabilités. Pour dire les choses crûment: les personnes ayant vécu cette période, les acteurs de ce théâtre identitaire, sont aussi souvent les responsables de son déclin. Il serait malhonnête de dissimuler que ce sont eux qui, jusqu’à peu, étaient au pouvoir.

Il ne peut et ne doit y avoir qu’un seul Age d’or: aujourd’hui. Servir les Vaudois de 2020 doit prendre le pas sur la culture d’une vision fantasmée de ceux de 1973. Inlassablement nous devons faire œuvre d’alchimiste et transformer en pépite le plomb des temps actuels. Tant mieux si cela commence par le fait d’entrer au Café Romand pour y créer de nouveaux souvenirs.

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