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Occident express 67

David Laufer
La Nation n° 2159 9 octobre 2020

Nos deux voitures gisaient sur la chaussée comme deux chevreuils éventrés. J’avais dans un moment d’inadvertance laissé la mienne se déporter sur la droite et défoncer celle garée le long du mur de pierres sèches. Il faisait une chaleur tout à fait normale pour une belle journée de fin juillet vers l’heure du déjeuner sur l’île de Hvar, c’est-à-dire qu’on était aplati par un soleil luciférien. Portant beau sa soixantaine finissante, le propriétaire du défunt tas de ferraille qui n’attendait que ce coup du sort pour s’en aller au paradis des autos était hors de lui. Je l’ai laissé lever les mains au ciel, secouer la tête, convoquer abondamment la mémoire de sa mère et des outrages qu’il promettait de lui faire subir; Gérard Jugnot récitant du Michel Audiard n’aurait pas fait mieux. Puis est arrivé le flic. Impeccable sur sa puissante BMW 1200, il était fièrement engoncé dans une épaisse combinaison en cuir bien ajustée dont la seule vision me fit transpirer un bon déci de plus. Or j’avais des plaques belgradoises et nous étions en Croatie, et j’ai tout de suite repéré l’autocollant sur le pare-brise de la moto: «Association des motards de la police vétérans de la Guerre Patriotique». Je m’imaginais déjà, tel Pierre au soir du Vendredi, reniant ma serbitude et clamant ma suissitude à quelques pandores éméchés et bedonnants qui me finissaient à coups de talons dans un caniveau, tandis que j’entendais au loin, en hoquetant mon dernier souffle, chanter le coq. Nous étions tous les trois abrités par une épaisse treille et j’avais opté pour un silence neutre et acquiesçant dans une imitation peu convaincante de Clint Eastwood. L’autre n’en finissait pas de rugir et de soupirer; il lui restait encore plusieurs pages de scénario. Après quelques minutes de ce spectacle, ayant entendu nos deux versions, le flic s’est déboutonné et s’est nonchalamment assis sur le muret. Retirant de sa poche une blague à tabac et du papier à cigarettes, il a livré à la partie adverse, tout en roulant sa cibiche, une interprétation tout à fait convaincante de Lino Ventura: «Mon vieux, tu es tout à fait hystérique, laisse-moi te le dire. Si si, tu es hystérique. N’insiste pas. Le monsieur (moi, silencieux) a tout admis, il nous a appelés, regarde-le, il ne va nulle part. Donc tu vas te calmer parce que, si tu ne te calmes pas tout de suite, je me barre. Et débrouille-toi ensuite pour régler cette affaire tout seul. Donc maintenant je vais me fumer une petite cigarette et quand j’aurai fini tu seras tranquille et on va solutionner tout ça.» Le gaillard avait dégrisé aussi sec. Il s’est même mis à me remercier d’avoir appelé les gendarmes. Le règlement de comptes à OK Corral était soudainement reporté. Le motard nous a donné le choix entre trois possibilités de la plus légale à la plus commode, et nous avons choisi quelque chose à mi-chemin, à la satisfaction générale. Pour l’honneur de mon pays, je n’ai pas fait l’insulte à quiconque de proposer une compensation financière, et puis nous sommes repartis comme nous étions venus. Remis de mes émotions, il m’a semblé voir dans cette aventure une assez parfaite combinaison de deux cultures dans ce qu’elles ont de meilleur: dans la culture d’ici, celle des Balkans, faute à un système qui ne l’est pas encore, le facteur humain est encore prépondérant. Autrement dit, on peut toujours causer, on n’a pas en face de soi des robots, mais des êtres corruptibles autant que sensibles et parfois animés d’un sens pratique éprouvé. En Suisse, on aurait réglé tout cela plus vite, selon les règles, les lois et les exigences administratives, mais pas nécessairement pour le bénéfice réel des deux parties. Pour obtenir cet épilogue heureux toutefois, mon histoire dépendait également de ma culture occidentale, où l’on est habitué et encouragé à ne pas trop dissimuler, à se savoir protégé par quelques lois, à ne pas fuir ses responsabilités. Le motard a agi de cette façon car il a compris que je n’étais pas du genre à me défiler, que j’étais un étranger dans le bon sens du terme et que tout le monde pouvait profiter de cet état de fait. Cela nous a permis à tous les trois de rester raisonnables et courtois. Je mesure d’autant plus ma chance que ces avantages culturels relatifs ne sont qu’un moment dans le temps, un état de grâce rendu possible par des circonstances impermanentes, vouées à disparaître très vite à mesure que ces régions subissent, et pour leur bien malgré tout, une occidentalisation expresse.

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