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La question de l’identité

Lars Klawonn
La Nation n° 1900 22 octobre 2010
En 2009, Sarkozy a lancé un débat général sur l’identité nationale en France. Suite à cette initiative, le Nouvel Observateur a réuni Alain Badiou et Alain Finkielkraut pour un débat corsé entre ces deux hommes aux idées diamétralement opposées. D’ailleurs, le mot «débat» ne convient guère. C’est plutôt d’un affrontement qu’il faudrait parler1.

Si l’enjeu de ces joutes oratoires, bien que focalisées sur l’Hexagone, dépasse et de loin les frontières de la France, c’est que deux visions politiques s’y engagent. Badiou, maître-penseur par excellence de la gauche intellectuelle défend un universalisme radical visant sans trop le cacher la dissolution des peuples et des nations dans la fraternité des hommes et la suppression de l’injustice sociale incarnée par le riche, lequel, par définition, exploite le pauvre. Bref, rien de nouveau sous le soleil, juste la bonne et vieille rengaine de l’homme nouveau et de «L’Etat du prolétariat» ici réactivée sous sa forme de l’Etat cosmopolite, multiculturel et métissé – l’incarnation sublime du progrès social aux yeux de la gauche égalitaire.

A l’opposé, Finkielkraut articule son concept politique autour de la fidélité et de l’héritage. Concrètement, cela signifie d’abord le partage du passé et de la mémoire commune; ensuite «le désir de continuer la vie commune», ce qu’il appelle le «consentement», à savoir la volonté de faire de la transmission de l’héritage (langue, savoir, histoire, culture, art, religion spécifiques) une vraie politique. Du sentiment d’identité nationale, Finkielkraut donne d’entrée de jeu deux définitions: celle raciale et déterministe d’une part, et d’autre part celle d’inspiration péguyste qui «définit la nation comme un principe spirituel, comme une âme».

Badiou, dans son approche toujours hermétiquement idéologique, n’accepte pas cette distinction. Pour lui, la revendication d’une identité nationale est déjà en soi un acte racial. Elle ne peut être que raciale car elle exclut par définition. En témoigne sa première intervention. Il explique que poser la question de l’identité nationale, c’est définir «qui est un bon Français et qui ne l’est pas.» Cela signifie au fond que poser cette question de l’identité dérange déjà en soi beaucoup Badiou. Il n’aime pas qu’on dise de ceux qui brûlent les voitures et scandent des slogans anti-français qu’ils sont de mauvais Français. Et encore moins qu’ils ne sont pas Français du tout!

La façon dont Badiou dénigre l’idée d’une identité nationale est proprement hallucinante. Il récuse l’Etat identitaire – pour lui l’Etat doit être une entité purement administrative – et voit dans l’initiative de Sarkozy une façon d’introduire des critères discriminatoires et racistes. C’est pour lui une tentative d’exclure, «le début d’une stigmatisation rampante». L’argument entre directement en résonance avec tout un arsenal de clichés politiques majoritaires et très culpabilisants que la gauche nourrit dans l’intime conviction de voir la guerre de 14-18 et la deuxième guerre mondiale, ainsi que d’ailleurs toutes les guerres en général, comme le produit des sentiments nationaux et identitaires exacerbés.

Badiou révoque toute fidélité à un héritage du passé qu’il juge réactionnaire. En même temps, il revendique le passé «révolutionnaire»: la Révolution française, la Commune, l’universalisme du XVIIIe siècle, la Résistance, mai 68. Cette vision de l’histoire, à l’évidence, est réductrice, mais elle s’avère très efficace. En éliminant de sa pensée idéologique et quasiment sectaire ce qui ne lui correspond pas, il ne s’embarrasse pas des détails, ne nuance jamais ses jugements, allant même jusqu’à rapprocher Sarkozy de Pétain pour conclure à une politique réactionnaire et conservatrice dont il accuse, à tort, Finkielkraut de se faire l’avocat.

Le penseur d’un communisme persistant excelle à merveille dans le registre des incohérences et dans l’art de passer des éléments sous silence. En voici quelques échantillons: il se dit fidèle à la Résistance. On sait pourtant que le parti communiste français, avant 1942, a pris la défense de l’URSS contre les «impérialistes» en condamnant «la guerre impérialiste et le gaullisme, inféodé au capitalisme anglo-saxon». Plus étonnant encore: si le parti communiste a condamné le régime de Vichy, le régime nazi n’est pas réfuté. Bien au contraire, dans L’Humanité de l’époque, on trouve même des appels de fraternisation avec les soldats de l’armée allemande2. Badiou fait fi des réalités historiques et récupère idéologiquement la Résistance alors que celle-ci n’a pas été fondée par les communistes mais par une partie de la droite catholique que les communistes ont rejointe beaucoup plus tard, à partir de 1942 notamment, cela d’ailleurs plus par la force de choses que par conviction.

Dans le même ordre d’idée, la référence à la loi universelle des Orphelins est sujette à caution3. Si Badiou aime tellement l’évoquer, c’est qu’elle représente pour lui le degré d’identité maximal souhaitable, «une identité […] immédiatement transmissible de façon universelle.» Or 1793, c’est l’époque de la Terreur, un des chapitres les plus noirs de l’histoire de France. Les Révolutionnaires avaient exécuté des nobles, des prêtres, des officiers, des émigrés et leurs familles. On estime à 17’000 les personnes exécutées après procès, et à 25’000 celles exécutées sans procès. On exécutait tellement de personnes qu’on avait inventé la guillotine (ainsi nommée d’après son inventeur, vénérable docteur en anatomie) pour accélérer le processus de mise à mort. On peut voir dans cette rationalisation de la mort un préalable aux méthodes des nazis4. Quand on connaît ces faits historiques, et quand on écoute Badiou nous parler de ses Orphelins, on se dit qu’il ne se gêne pas d’infliger des distorsions monstrueuses à la réalité historique. Mais la gauche ne se gêne jamais pour manipuler les faits quand cela sert sa cause qu’elle estime être celle du Bien.

Finkielkraut pousse le raisonnement de Badiou dans ses ultimes conséquences: «Pour n’exclure personne, il faudrait faire le vide en soi, se dépouiller de toute consistance, n’être rien d’autre, au bout du compte, que le geste même de l’ouverture.» En effet, cette ouverture que les rigolards socialisants nous demandent constamment n’est en fin de compte rien d’autre qu’une coquille vide, l’ouverture sur une perpétuelle immanence, l’ouverture sur l’échange du même avec le même dans un même esprit de consommation, l’ouverture sur une similitude traçable, observable, quantifiable partout. Or ce n’est pas en remplaçant l’autre par la similitude qu’on enrichit les échanges culturels. Pour Finkielkraut, la fraternité, chère aux communistes, cette «transparence des coeurs», cette «fusion des consciences» est pour le moins problématique parce qu’elle se substitue au respect mutuel, à l’échange et au dialogue. Or l’échange et le dialogue ne sont possibles que dans le respect. Et le respect suppose qu’il ait différence, c’est-à-dire des identités et des cultures différentes, des visions du monde différentes. Le mélange des cultures que prône Badiou en adepte inconditionnel d’un universalisme abstrait et égalitaire, cette grande fraternité, cette grande tolérance pétrie de bons sentiments, cette uniformisation mortelle considérée comme un «enrichissement» risque de nous mener directement vers les guerres civiles.

 

NOTES:

1 Ce débat ainsi que trois autres débats sur le thème du judaïsme, sur mai 68 et sur le communisme sont maintenant disponibles sous forme de livre: Alain Badiou, Alain Finkielkraut, L’Explication, Nouvelles Editions Lignes, mai 2010.

2 Jean-François Muracciole, Histoire de la résistance en France, Que sais-je?, Presses universitaires de France, 1993.

3 Loi accordant la nationalité française à tout homme dans le monde qui accueillait et élevait un orphelin.

4 Voir sur la Terreur le magnifique film d’Eric Rohmer, L’Anglaise et le duc.

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