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On ne plante pas de clous sur Internet

Jacques Perrin
La Nation n° 1900 22 octobre 2010
Tous les Américains ne sont pas financiers à Wall Street; ils ne font pas tous partie des «people» hollywoodiens; ils ne défendent pas tous les «valeurs démocratiques» en Afghanistan. Certains serrent encore des boulons et cette activité leur plaît. La mondialisation s’est déclenchée aux Etats-Unis, mais des contre-feux s’y allument. Ce que sait la main est le titre d’un ouvrage du sociologue américain Richard Sennett1. Ce n’est pas de ce livre captivant que nous allons parler. Nous nous consacrerons à son versant pratique, Eloge du carburateur, de Matthew Crawford2.

Crawford est un jeune Américain, marié, père de deux filles, «bardé», comme on dit, de diplômes universitaires; il a pourtant choisi de devenir réparateur de motos. Il a d’abord travaillé dans un «think tank», puis une entreprise produisant des résumés d’ouvrages scientifiques l’engage.

Par tempérament, il aime le travail précis. Il essaie de faire son boulot consciencieusement, de lire et de comprendre en détail les ouvrages à résumer, il se documente pour en savoir davantage. Cela prend du temps. Il ne livre pas assez de résumés. L’entreprise, pour être concurrentielle sur le marché, lui affecte, ainsi qu’à certains de ses collègues, une «coach» prénommée Carole. Carole leur enseigne une procédure standard qui permet de résumer vite sans avoir à comprendre le texte à fond. Un sabotage délibéré du travail est le prix de la rentabilité. Crawford ne le supporte pas et donne sa démission. Il préfère réparer des motos dans un atelier. Selon lui, le travail intellectuel subit la même dégradation que le travail manuel. On le découpe en tranches pour le réduire à un processus de fabrication.

En 1776 déjà, Adam Smith3 a montré qu’en divisant la confection d’une épingle en dix-huit opérations et en confiant chacune d’elles à un ouvrier, on multiplie la production dans des proportions considérables.

Au XXe siècle, Frederick W. Taylor et Henry Ford appliquent cette idée. Au début, les ouvriers venus de la campagne, habitués à mener une tâche à bien de A à Z, rechignent au travail à la chaîne qu’ils abandonnent massivement. Ford décide alors de les payer davantage. Il fait d’une pierre deux coups: il n’a plus besoin de trouver sans cesse de nouveaux employés; il permet à ses ouvriers de consommer les produits sortant de ses usines.

Plus tard on encourage même les ouvriers à s’endetter pour les attacher plus solidement à leur emploi, car ils doivent travailler plus pour rembourser leurs dettes. L’augmentation de la production se paie d’un échec humain.

De cette époque date la séparation des cols blancs et des cols bleus. Les cols blancs organisent le processus de travail et les cols bleus exécutent des tâches aussi microscopiques qu’ennuyeuses en attendant que des machines les remplacent.

A la fin du XXe siècle, les lycées américains ferment leurs ateliers de «technologie», c’est-à-dire de travaux manuels. L’ère informatique commence. Tout lycéen est promis à devenir un fonctionnaire de l’économie du savoir, dans un univers immatériel «où circule l’information pure». La course aux diplômes s’accélère. Tout directeur d’établissement secondaire supérieur qui n’envoie pas 100% de ses bacheliers à l’université passe pour un incapable.

Crawford pense que cette conception n’est pas réaliste. L’Amérique a encore besoin de gens de métier qualifiés et expérimentés. Toute tâche n’est pas réductible à un processus intellectuel: «On ne plante pas de clous sur Internet». En outre, beaucoup d’emplois de cols blancs ont déjà été standardisés jusqu’à l’imbécillité, comme le montre l’affaire des résumés. Selon Crawford, entre 40 et 50 millions d’emplois du tertiaire sont délocalisables parce qu’il est indifférent qu’un Indien ou un Nigérian s’en charge. Ces travailleurs-là aussi sont devenus interchangeables.

Crawford montre que ce n’est pas le cas dans certains métiers manuels. Tirant les leçons de son expérience de mécanicien, sans sacrifier à la nostalgie du «bon vieux temps», il encourage les jeunes à s’y consacrer.

Il y voit plusieurs avantages. Le métier manuel est «un refuge pour ceux qui veulent exercer la totalité de leurs capacités». Opposer la main à l’intelligence est faux. La main «sait», «apprend», «connaît». Quand on exerce un métier manuel, on réfute par l’acte la conception erronée selon laquelle le corps et l’esprit sont des entités séparées. Le travailleur manuel s’engage tout entier dans sa tâche. Dans le cas de la réparation des motos, il ne sert à rien de suivre à la lettre les manuels de service japonais, mal traduits par des gens qui ne connaissent ni l’anglais ni la mécanique. Pour déceler la cause d’une panne, l’intuition du mécano doit franchir d’épaisses couches de gadgets électroniques inutiles, pour se confronter à la matière même, aux pièces, aux engrenages, aux jauges, aux huiles, au cambouis. Afin de savoir s’il travaille bien, il n’a pas besoin d’une grille d’évaluation concoctée par des psychologues. Un carburateur fonctionne ou ne fonctionne pas, c’est tout. La réalité est le seul juge du mécanicien, même si elle s’exprime sous la forme d’une «engueulade» administrée par le contremaître.

Ce qui compte, c’est le jugement du client satisfait (ou atterré), avec lequel il faut négocier le prix de la réparation, et aussi celui des pairs: «Joli travail!».

Le travail manuel est à l’intersection du fatalisme impuissant et du fantasme de maîtrise totale. Contre la panne et l’usure, il y a toujours quelque chose à faire, mais l’échec peut survenir. Crawford risque l’analogie médicale. Le mécanicien sur moto est comme un médecin. Il fait ce qu’il peut, mais l’existence d’une moto, comme celle d’un être humain, s’achève un jour. La difficulté du diagnostic force le mécano à aller vers les autres, ses maîtres d’apprentissage, ses confrères plus expérimentés. Il ne se décharge pas de sa responsabilité sur une équipe (Crawford se méfie de l’injonction «Il faut savoir travailler en équipe»), il demande des conseils, ce qui est une forme de dépendance mais aussi de communion. Crawford ne se prévaut pas de l’«autonomie» tant vantée et exigée de nos jours, se sachant dépendant, en premier lieu de l’objet qu’il répare. Son attention revient sans cesse vers la chose, le savoir pratique n’est pas «téléchargeable sur Internet». Il faut se plier aux exigences de telle pièce récalcitrante.

Par la résistance qu’il offre à la manipulation, un moteur ressemble plus à un instrument de musique qu’à un MP3 fournissant au consommateur passif toute la musique dont il a envie. La réparation demande du temps et de la peine. L’expérience compte.

L’orgueil du travail bien fait a plus de prestige aux yeux de Crawford que le salaire. A la reconnaissance sociale, il préfère celle ses pairs. Il en retire «sérénité et tranquillité».

Le travail manuel fait éprouver «la réalité et la solidité du monde humain». Crawford ressent le besoin d’observer les objets avant d’agir sur eux, d’exécuter une seule tâche dans la durée, et ne croit pas à la nécessité «d’apprendre à apprendre», de passer d’un job à l’autre sans s’y adonner pour de vrai. Le métier l’attire plus que la carrière. Il ne jure pas par la «flexibilité».

«Où il faut accomplir un vrai travail, l’ordre des choses n’est plus aussi fragile», écrit Crawford. Cette phrase nous éclaire. On s’escrime à «poser des limites» aux gens pour qu’ils se tiennent bien. Il vaut mieux leur proposer des tâches adaptées à leurs capacités fort diverses. Dans cette perspective, le travail manuel qualifié dans le domaine de l’entretien et de la réparation a de beaux jours devant lui, ne serait-ce que parce qu’il contribue au respect, écologique si l’on veut, du monde créé. Les jeunes gens y trouveront l’occasion de démontrer sens des responsabilités, force de caractère et solidarité.

* * *

Il faut espérer que les réformateurs scolaires liront le livre de Crawford et qu’ils renonceront à envoyer tous les jeunes gens à l’université pour les rendre «concurrentiels sur le grand marché du savoir mondialisé».

Ils apprendront aussi beaucoup sur le problème de l’évaluation. Certains partisans d’EVM voulaient que les enfants, délivrés des affres de la rivalité, se concentrent sur les choses à connaître. Cette idée est loin d’être stupide, mais son application, consistant à supprimer les notes, a toujours échoué. Crawford quant à lui ne préconise pas cette suppression, car les notes sont le moyen le moins dommageable mis à disposition des élèves, surtout des plus jeunes, pour se situer sur une échelle de valeurs. Il montre en revanche que l’évaluation des étudiants est frelatée parce qu’elle est liée à l’obsession d’obtenir des diplômes inconsistants, n’offrant ni perspective professionnelle ni assouvissement du désir naturel de connaître.

L’idée fausse s’est répandue que l’humanité entière aspire à l’abstraction et que les aptitudes corporelles ne comptent pour rien. Le droit pour n’importe qui d’obtenir n’importe quel certificat à prétention intellectuelle, revendiqué par certains milieux, empêche des jeunes gens de trouver la voie où ils s’accompliraient pleinement. En outre, la course éperdue aux diplômes qui résulte de cette exigence porte également préjudice à la vie de l’esprit.

 

NOTES:

1 Richard Sennett, Ce que sait la main, la culture de l’artisanat, Albin Michel 2008. Dans cet ouvrage, Sennett réhabilite le savoir-faire artisanal commun à beaucoup plus de métiers qu’on ne croit et abat les cloisons posées entre la tête et les mains.

2 Matthew B.Crawford, Eloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte 2010.

3 Adam Smith, la Richesse des nations, GF-Flammarion 1991 (Chapitre premier: de la division du travail).

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