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De la science en pédagogie

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1901 5 novembre 2010
Interviewée par Lausanne-Cité du 20 octobre dernier, Mme Cesla Amarelle, présidente du parti socialiste vaudois, a déclaré que l’initiative «Ecole 2010» ne tient pas compte «des éclairages scientifiques actuels». Le premier mouvement serait de polémiquer, tant ce jugement est convenu et relève de la langue de bois. Mais après tout, pourquoi ne pas entrer dans le jeu et se poser effectivement la ou plutôt les questions: les initiateurs méritent-ils d’être qualifiés de passéistes et de non-scientifiques? quels sont ces «éclairages scientifiques actuels» évoqués comme de telles évidences qu’il n’est même pas besoin d’en dire plus? est-ce que vraiment tous les pédagogues scientifiques projettent le même éclairage? et sinon, pourquoi a-t-on choisi telle tendance plutôt que telle autre?

Remarquons d’abord que la science, dont la fonction est de découvrir et de modéliser les relations, notamment de cause à effet, qui existent entre les phénomènes, n’offre pas le même degré de certitude dans tous les domaines. Les lois de la physique, par exemple, sont plus rigoureuses et permettent des prévisions plus certaines que celles de la biologie: le vivant réserve souvent des surprises à l’homme de science. Et c’est encore plus le cas de l’être humain. Ce qui relève de sa liberté, de sa volonté, les actions originales qui en résultent, mais aussi ses incertitudes et ses doutes sont autant d’éléments qui échappent à l’investigation scientifique.

C’est dire qu’en matière de sciences humaines, et particulièrement de pédagogie, le chercheur doit procéder empiriquement, progresser pas à pas et vérifier sans cesse à nouveau si les constantes qu’il croit avoir découvertes correspondent effectivement à la réalité des maîtres et des élèves. C’est de cette façon que le corps enseignant met au point les attitudes, techniques et méthodes qui lui permettent de faire son travail. Cette approche, toute d’expériences prudemment généralisées, répugne à être formulée en termes abstraits et définitifs. Elle se modifie au fil des nouvelles expériences et de l’évolution des moeurs. C’est dire qu’il n’y a de bon pédagogue qu’enseignant praticien.

C’est dans cet esprit que les enseignants praticiens qui ont rédigé «Ecole 2010» ont examiné la loi scolaire, les principes dont elle s’inspire et les outils pédagogiques qu’elle impose. Ils ont rapporté cela aux progrès des élèves durant leur parcours scolaire et au niveau atteint quand il prend fin. Partant de ces constats, ils ont proposé, point par point, des améliorations, fondées elles aussi sur des expériences partagées par bon nombre d’enseignants. Cette approche mérite le qualificatif de scientifique. Elle est actuelle. Mme Amarelle devrait le reconnaître. Il est bien entendu possible de contester l’une ou l’autre critique ou proposition. Mais les rejeter en bloc a priori témoigne d’un esprit plus dogmatique que scientifique.

La recherche pédagogique à laquelle Mme Amarelle fait référence procède d’une façon diamétralement inverse. Pour ceux qui s’y livrent, il est impossible d’enseigner sans être d’abord parfaitement au clair sur les mécanismes fondamentaux mis en jeu par l’acte de connaissance. Leur pédagogie sera donc, non pas induite de l’expérience quotidienne des maîtres et des élèves, mais déduite d’une théorie fondamentale.

Cette théorie est dite «constructiviste». Celui qui y a attaché son nom, Jean Piaget, est devenu l’icône de la modernité pédagogique. «Piaget pense…», «Piaget dit…», «Piaget montre…» et la messe est dite!

Pour Piaget et ses disciples, à ce que nous avons compris, le savoir ne se transmet pas par l’enseignement. Le savoir est construit activement par le sujet luimême. Il est le résultat d’une interaction évolutive permanente entre son monde personnel et le monde extérieur. Le résultat de cet aller-retour sera une sorte de réalité intermédiaire entre le sujet connaissant et le reste du monde. L’intelligence elle-même n’est pas un donné pur et simple. Elle se fait peu à peu, dans un mouvement d’adaptation du sujet à son milieu. Le constructiviste juge insane la formule populaire selon laquelle «on naît intelligent, on devient instruit». En réalité, estime-t-il, on devient intelligent.

L’école socioconstructiviste, tout en approuvant l’essentiel des théories de Piaget, lui reproche de négliger le rôle principal que joue le groupe social dans la construction de la connaissance. C’est cette conception qui a le plus influencé l’Ecole vaudoise.

En soi, la recherche épistémologique fondamentale est légitime et chercher des corrélations entre elle et la pratique pédagogique l’est également. Aussi n’est-ce pas à Piaget que nous en avons, mais à ses épigones. Et nous ne leur reprochons pas de défendre bec et ongles une théorie – même si elle est contestée par d’autres scientifiques.

Nous leur reprochons d’avoir subrepticement modifié son statut de théorie scientifique, qui impliquait notamment qu’elle restait soumise, comme tout modèle explicatif, à la clause du plus ample informé. Ils ont décrété que cette théorie, en particulier sous sa forme socioconstructiviste, était absolument vraie et éternellement actuelle. C’est grâce à cet aveuglement semi-volontaire qu’EVM a échappé à une vérification de ses principes à la lumière des faits qu’aurait imposée une approche réellement scientifique… et qu’exigeait aussi le mécontentement général régnant au sujet de l’Ecole vaudoise!

Nous reprochons une autre erreur aux socioconstructivistes, celle d’avoir conçu la totalité de l’enseignement obligatoire comme une application directe et systématique de la théorie. Ce raccourci, qui court-circuite toute l’expérience concrète et passe sans escale de l’hypothèse de pointe controversée à la pratique pédagogique quotidienne, est une prise de risque insensée, une folie vertigineuse. Pour notre malheur, des politiciens irresponsables ont assumé cette folie, ils l’ont imposée aux enseignants et soustraite de force à toute critique, même celle des praticiens.

On peine à discerner, dans cette attitude politico-pédagogique, la moindre actualité, la moindre scientificité, le moindre éclairage.

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