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«Le Siècle juif»

Jacques Perrin
La Nation n° 1901 5 novembre 2010
Les Juifs éprouvent la condition humaine plus durement que les autres peuples. Leur destin résume les déchirements qui l’affectent: l’enracinement ou l’errance? Le particulier ou l’infini? Dieu ou le néant? S’il faut revenir sur la tragédie du peuple élu, lisons le Siècle juif de Yuri Slezkine1, ouvrage propre à nous donner quelques lumières sur le sujet.

Slezkine, professeur d’histoire à l’Université de Californie, est d’origine russe. L’une de ses grands-mères appartenait à la petite noblesse, l’autre était juive. On a accusé Slezkine à la fois de philo- et d’antisémitisme. Ce qu’il dit doit donc être vrai.

Il évoque le sort des Juifs russes, de la fin du XIXe siècle à celle du XXe. Ses réflexions se fondent sur la distinction entre «apollinien» et «mercurien». Sont apolliniens les peuples attachés à une terre, formés de paysans qui la cultivent et de guerriers qui la défendent. Pleins de vitalité, virils, les apolliniens se méfient des innovations. Ils privilégient la force du corps, aiment se dépenser physiquement et festoyer.

Quant aux mercuriens, ils sont plutôt urbains, mais ne se lient à aucun lieu particulier. Mobiles, créatifs, éduqués, intelligents voire rusés, souples de caractère, volubiles, ils ont un côté féminin prononcé.

Les peuples mercuriens, Chinois en Asie du Sud-Est, Parsis en Inde, Indiens en Afrique de l’Est, Libanais, Grecs ou Arméniens établis loin de leur terre d’origine, Tsiganes, que diverses circonstances historiques ont contraints à errer, se sont chargés de métiers itinérants et de tâches impures répugnant aux apolliniens. Adonnés surtout au commerce, à l’usure, à différentes spécialités médicales, ils fournissent des services. «Exilés professionnels», ils s’entremettent. Comme le dieu Mercure, ils sont des passeurs et transgressent les règles. La cohésion interne de leurs groupes est grande. La solidarité familiale ou clanique, voire mafieuse, leur est vitale. Instables, vulnérables, fragiles, ils s’exposent à la jalousie et aux coups des populations apolliniennes solidement plantées sur leur sol.

Le peuple juif est le peuple mercurien par excellence. Il possède la science de l’interprétation des textes, il est capable de transformer son savoir en richesse et de la faire circuler. Il maîtrise tous les arts où il s’agit de mettre les gens en contact, de jouer les intermédiaires: diplomatie, droit, commerce, finance, spectacle. Soumis comme tous les mercuriens à des interdits hygiéniques et alimentaires stricts, les Juifs font des médecins très compétents parce qu’ils osent des gestes interdits à leurs hôtes apolliniens.

Dans le portrait des mercuriens, on reconnaît les traits habituellement associés à la modernité. Les Juifs ne l’ont pas inventée, mais ils étaient les plus doués pour y entrer.

Selon Slezkine, le XXe siècle a été le siècle juif parce qu’il représente le moment de l’histoire où les peuples apolliniens se convertissent à la modernité et finissent tous par ressembler aux mercuriens, ayant acquis les vertus nécessaires à la gestion de l’univers moderne, que les Juifs, à cause de leurs spécialités professionnelles, cultivaient depuis longtemps. Tout le monde est devenu un peu juif. Il n’y eut aucune «conspiration»; les Juifs étaient simplement mieux équipés pour affronter les temps qui s’annonçaient.

Il est à noter que plus les peuples apolliniens se «mercurisent», plus les Juifs risquent l’exclusion, voire l’anéantissement. On les rend responsables des difficultés énormes que comporte le passage du monde traditionnel, lent et protégé, à l’ambiance fébrile de la modernité.

A cet égard, le destin des Juifs de Russie est particulièrement douloureux.

A la fin du XIXe siècle fut donné en Russie le signal d’une révolte générale contre la monarchie, la religion, le tsar, les pères. Les jeunes Juifs, notamment, se dressèrent contre leurs parents à qui ils reprochaient d’accepter leur statut inférieur, de rester dans les «shtetl» de la zone de résidence qu’on leur assignait, de subir les pogroms sans rien dire, d’observer des rites étouffants et de se complaire dans la crasse du ghetto. Très cultivés, ils voulaient devenir de vrais Russes, des enfants de Pouchkine, qu’ils révéraient. Cela leur fut refusé. Il leur restait à rejoindre les rangs des bolcheviques. Ils y trouvèrent «une façon juive de ne plus être juifs», s’internationalisant en même temps que les communistes russes. Il est avéré, fait étayé par de nombreuses statistiques, que la présence juive au sein de l’Etat soviétique, dans la diplomatie, la police ou l’organisation du Goulag, fut nettement supérieure à la proportion de Juifs dans l’ensemble de la population. Seulement, quand Staline renonça à l’internationalisme pour construire «le socialisme dans un seul pays», qu’il exalta, par opportunisme, la nation russe et l’orthodoxie durant la «grande guerre patriotique», les Juifs redevinrent peu à peu des persécutés. L’antisémitisme refit surface et en 1965 on détruisit tous les documents faisant état des probables origines juives de Lénine.

Ensuite, le socialisme s’étant effondré, deux terres promises subsistaient. En 1994, 1 288 000 Juifs avaient quitté la Russie pour rejoindre Israël et surtout les Etats-Unis (à 80%).

Aux Etats-Unis, cumulant la réussite économique et le statut de victime éternelle, les Juifs russes formèrent le «groupe ethno-religieux le plus influent». Slezkine livre là aussi des statistiques très parlantes.

En Israël se produisit un retournement dont l’histoire a le secret. Les Juifs s’y transformèrent en peuple apollinien. Devenus cultivateurs et soldats, ils mirent en valeur un sol ingrat qu’ils défendirent bec et ongles contre des voisins agressifs. Israël osa les actions les plus audacieuses, se moquant des pressions internationales, faisant figure d’«exception héroïque» parmi les peuples occidentaux prêts à se coucher pour avoir la paix.

Les Juifs russes ont expérimenté les trois idéologies modernes. Ils se sont écroulés avec le communisme, se sont relevés avec le capitalisme américain (beaucoup de néo-conservateurs, trotskystes passés au libéralisme, sont d’origine juive), et l’avenir dira si le nationalisme permettra au peuple juif de continuer à habiter la terre de ses ancêtres.

Aujourd’hui, il ne leur est pas encore permis d’être délivrés de l’inquiétude.

La vitalité démographique palestinienne et des voisins belliqueux menacent Israël. En Russie, l’infime minorité juive (0,16% de population) s’assimile par les mariages mixtes, mais se trouve toujours en butte aux réactions antisémites. Sous le régime d’Eltsine, parmi les principaux oligarques qui firent fortune sur les ruines du communisme, six sur sept (Aven, Fridman, Berezovski, Gousinski, Smolensk et Khodorovski), avaient selon Slezkine une ascendance juive ou supposée telle, ce qui provoqua une flambée de haine. Aux Etats-Unis, les Juifs se marient de plus en plus (à 50%) hors de leur communauté.

L’absorption est une menace plus aiguë que la persécution ou la guerre.

 

NOTES:

1 Yuri Slezkine: Le Siècle juif, la Découverte, Paris 2009, traduction de The Jewish Century, Princeton University Press, New Jersey 2004.

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