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Du toc

Ernest Jomini
La Nation n° 1901 5 novembre 2010
La Mutter Helvetia est malade et les médecins se succèdent à son chevet pour tenter de la requinquer. Dernier en date M. François Chaudet vient de faire paraître un essai: Il faut sauver le diamant suisse! Plaidoyer pour un fédéralisme et un gouvernement d’avenir (Editions Slatkine). Nous ne pouvons qu’approuver les 55 premières pages. L’auteur relève pertinemment (p.20): «Personne ne défend l’idée d’affaiblir les cantons. Dans le même temps, ce discours irénique est trahi par les faits et par tout le monde.» C’est à juste titre aussi que M. Chaudet fustige le «fédéralisme mendiant» qui court après les subventions fédérales. Il insiste longuement sur les méfaits du «fédéralisme de solidarité» introduit par la RPT (Réforme de la péréquation financière et de la répartition des tâches entre la Confédération et les cantons). Or, le fédéralisme, ce «diamant suisse» en grand péril, il faut le sauver à tout prix.

Le reste de l’ouvrage est très décevant. On s’attendrait à voir l’auteur se joindre au combat que nous menons avec d’autres depuis des dizaines d’années pour rendre aux cantons la part de souveraineté qui leur a été arrachée. Or, M. Chaudet baisse les bras et parmi les «mauvaises solutions» mentionne celle de la Ligue vaudoise: «Vouloir repenser le fédéralisme en reprenant les tâches à Berne pour les rétrocéder aux cantons est à la fois stupide et impossible» (p.61). Est-il donc stupide de fortifier la politique des cantons afin de maintenir et renforcer ce qui reste de leur souveraineté? Cette souveraineté n’est pas une coquille vide puisque on propose sans cesse de leur arracher des compétences pour les confier à la Confédération.

Ce combat-là, le seul vraiment fédéraliste, n’intéresse pas M. Chaudet. Car pour lui le fédéralisme n’est plus l’affirmation de la souveraineté cantonale, mais une théorie qu’on va tenter d’appliquer ailleurs. Ailleurs? Mais où donc? A l’intérieur du Canton. On va donc considérer que l’Etat de Vaud est constitué par une alliance de communes. A côté du Grand Conseil, élu par le peuple, on aurait une deuxième Chambre formée de syndics élus par l’Assemblée des syndics du Canton.

Si M. Chaudet proposait de remplacer l’actuel Grand Conseil, représentation artificielle et partisane qui divise les Vaudois, et de le remplacer par une Chambre formée des représentants des communes, des organisations professionnelles syndicales, patronales, agricoles, culturelles, des milieux immobiliers de l’ASLOCA, de l’Université, des Eglises, etc, bref, une représentation réelle du Pays de Vaud, nous pourrions être d’accord. Mais ce ne serait pas du fédéralisme.

Un fédéralisme à l’intérieur du canton ne se justifierait guère qu’aux Grisons qui, jusqu’en 1848, étaient une confédération en miniature, ou dans les premiers cantons montagnards, union de grandes communes. Mais une telle proposition n’a aucun sens pour les cantons formés par l’influence prépondérante d’une ville (Lucerne, Berne, etc.). Encore moins pour Neuchâtel ou Vaud constitués autour d’un pouvoir monarchique. Cette espèce de resucée d’un fédéralisme si étranger à l’histoire de notre Canton et au sentiment des Vaudois à l’égard de l’Etat de Vaud disqualifie le pseudo-fédéralisme de l’auteur.

M. Chaudet examine une autre affection dont souffre la Suisse: les carences du Conseil fédéral. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on tente de le réformer et de modifier son mode d’élection. Par trois fois déjà, en 1900, en 1942 (les socialistes) puis aujourd’hui (l’UDC et M. Chaudet), on a proposé de faire élire le Conseil fédéral par le peuple. On espère ainsi, grâce à une élection au système majoritaire, remédier à la division actuelle du gouvernement fédéral.

Nos lecteurs connaissent notre opposition déterminée à toute élection du Conseil fédéral par le peuple, ce qui ne pourrait que renforcer la centralisation. On se demande si tous les partisans de ce système n’éprouvent pas quelque nostalgie de la période de 1848 à 1891 où les sept conseillers fédéraux appartenaient au parti radical. On peut toujours rêver: sept UDC au Conseil fédéral! Quelle cohésion! Enfin une vraie démocratie avec une majorité et une opposition dignes de ce nom au lieu de la mélasse actuelle!

Mais la Suisse si diverse supporterait- elle un tel système? N’oublions pas qu’au XIXe siècle, la souveraineté des cantons était encore très forte, la Confédération se limitant à exercer ses tâches premières: la politique extérieure et la défense du territoire. Dans une Suisse en majorité alémanique et protestante, la défense des minorités linguistiques et confessionnelles était assurée par les cantons. Ainsi un Suisse n’était jamais entièrement minoritaire. Abstraction faite du cas très particulier des Grisons, seuls les Jurassiens de l’actuel Canton du Jura se trouvaient minoritaires sur les plans linguistique et confessionnel, soit dans leur Canton, soit au plan fédéral.

La montée en puissance du pouvoir fédéral et de son administration aux XXe et XXIe siècles a rompu cet équilibre. Ce n’est pas par hasard qu’on est parvenu à l’élection au système proportionnel en 1919, puis à la «formule magique» en 1959. La Suisse, qui n’est pas une nation, ne supporterait pas la prédominance d’un seul parti, qu’il soit de gauche ou de droite. En outre, l’affaiblissement du pouvoir cantonal va de pair avec la puissance croissante de l’administration fédérale, quatrième pouvoir, même s’il n’est mentionné nulle part comme tel dans la Constitution fédérale. Le Conseil fédéral, lui, apparaît faible et divisé.

Si ses membres se jouent de vilains tours et se font des cachotteries, ne serait-ce pas surtout parce qu’ils sont élus par une Assemblée fédérale elle-même profondément divisée? Qu’est-ce que les partis, qui ne rêvent que d’élections, attendent aujourd’hui de leurs représentants au gouvernement fédéral? Qu’ils «se profilent», qu’ils soient des locomotives électorales pendant quatre ans, donnant constamment des interviews pour se mettre en vedette, eux et leur parti. On l’a vu tout récemment: surtout ne pas donner à un autre parti la chance d’avoir une locomotive trop brillante au Conseil fédéral!

L’enjeu est électoral; il est aussi financier. Quel désastre si on perd un siège! Car le conseiller fédéral est aussi celui qui distribue des places dans son département. Ces fonctionnaires nommés paieront au parti une redevance, d’autant plus importante que leur rang est élevé dans l’administration. Les partis agissent comme des féodalités qui se partagent le pouvoir et distribuent des fiefs attribués aux grands commis de l’administration fédérale, pouvoir par nature centralisateur. Le conseiller fédéral Blocher, pendant son bref passage au gouvernement, s’est risqué à se mêler de la politique des départements de ses collègues et a tenté de limiter la puissance de l’administration fédérale. Le fait que les fonctionnaires fédéraux aient fait sauter les bouchons de champagne sur la Place fédérale au moment de sa non-réélection jette un jour politique nouveau sur les véritables raisons de son éviction. En quoi tous les projets de réforme de M. Chaudet et de tous les autres médecins au chevet des sept sages vont-ils apporter un remède à cette situation?

En octobre 1935, au lendemain des élections fédérales, une grande affiche était placardée dans tout le Canton, signée par la toute jeune Ligue vaudoise: «Maintenant que la comédie électorale est terminée: fermons le conseil national.» Ce fut un beau tollé. Dans les articles qu’ils publièrent sur ce sujet, les fondateurs de notre mouvement constataient l’équivoque politique créée par les radicaux de 1848 qui affirmaient sur le plan fédéral une double souveraineté: celle de cantons (Conseil des Etats) et celle d’un prétendu peuple suisse (Conseil national). Ces deux souverainetés sont par nature concurrentes, comme la suite l’a montré, et l’une a pris le pas sur l’autre. Même le Conseil des Etats, émanation de la souveraineté des cantons, a été contaminé par les luttes des partis. La Ligue vaudoise proposait donc de rendre au Conseil des Etats la pleine souveraineté sur le plan fédéral et de remplacer la Chambre du peuple par une représentation des métiers, professions et institutions qui forment le tissu économique et culturel de la Suisse. Remarquez qu’on aurait les mêmes: J.-F. Rime pour EconomieSuisse, Ch. Levrat représentant les Syndicats ouvriers, J. Bourgeois l’Union suisse des paysans, A. Bugnon la viticulture, Cl. Ruey Santésuisse, etc. La différence: ceux-ci représenteraient ouvertement les intérêts légitimes mais limités entre lesquels l’Etat doit jouer le rôle d’arbitre. Les lobbies n’auraient plus besoin de se camoufler derrière les partis ou de prétendus représentants du peuple.

Nos fondateurs n’étaient pas des naïfs. Ils savaient bien qu’ils ne seraient pas suivis en 1935 lorsqu’ils demandaient la fermeture du Conseil national. Mais ils avaient bien diagnostiqué le mal dont souffrait la Confédération. En rappelant ces vérités politiques, nous n’avons pas davantage l’espoir d’être suivis, ni même compris par les appareils des partis engagés en permanence dans une lutte électorale dont rien ne saurait les distraire. Mais il n’est pas vain de mettre en lumière le caractère dérisoire et inefficace des divers projets de réforme du Conseil fédéral. On soigne les symptômes sans s’attaquer à la cause du mal.

Tout ce qui peut renforcer le Pays de Vaud, aussi bien sur le plan politique que sur tous les autres, tout ce qui peut maintenir ou augmenter la souveraineté des cantons aura toujours notre appui, que cela vienne de gauche ou de droite. Quant à ceux qui, comme M. Chaudet, veulent sauver le «diamant suisse» du fédéralisme sans restaurer la souveraineté cantonale, ils remplacent le diamant par du toc.

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