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Qu’est-ce que le libéralisme?

Jacques Perrin
La Nation n° 1916 3 juin 2011
Aucun libéral ne se reconnaît aisément dans une définition du libéralisme. rien d’étonnant à cela. Toute définition est une limite qui attente à la liberté infinie de l’individu à laquelle le libéral s’attache par-dessus tout. Aussi devons-nous nous souvenir que nous avons affaire à une doctrine plastique dont les actualisations sont fort diverses.

L’homme libéral n’aime ni l’autorité établie ni les vérités admises. Sa seule certitude est que rien n’est certain. Cet état d’esprit a des conséquences surprenantes: Spinoza, dont la philosophie ne laisse aucune place à la liberté, penche pour des institutions libérales tandis que Sartre, penseur jusqu’au-boutiste de la liberté, s’est converti au communisme…

Définition

Le libéralisme est une doctrine philosophique et morale qui se fonde sur la liberté, entendue comme souveraineté de l’individu. C’est une forme d’individualisme. Il s’agit d’abord de garantir les libertés individuelles, notamment la liberté de conscience. L’individu prime sur la société. Celle-ci n’existe qu’en tant qu’addition et composition plus ou moins harmonieuse des intérêts individuels. Il n’existe aucune communauté, si ce n’est celle que construisent les contrats passés par les individus. Une limitation réciproque des libertés individuelles n’est acceptable qu’à condition que les intéressés y consentent. Une conception commune du bien ne s’obtient qu’au terme d’une délibération générale débouchant sur un consensus.

Le libéralisme partage trois préjugés communs à toute forme d’individualisme: un tout se réduit à la somme de ses parties; on ne désire pas une chose parce qu’elle est bonne, elle est bonne parce qu’on la désire; ma liberté s’arrête où commence celle d’autrui, rien d’autre ne lui fait obstacle.

Origines

Pour comprendre le libéralisme, il faut remonter à ses origines. Le mot n’apparaît en anglais et en français qu’au début du XIXe siècle mais la «chose» naît à la fin du XVIIe en Angleterre. Le libéralisme est essentiellement une affaire anglaise, hollandaise aussi, et un peu française. C’est une réponse aux guerres de religion qui ont déchiré l’Europe. Le libéral est le plus souvent un protestant; il proteste parfois avec raison contre l’absolutisme monarchique et les prétentions de l’Eglise au pouvoir temporel. En Angleterre, le libéralisme est porté par une partie de l’aristocratie des campagnes alliée aux marchands. Ce rassemblement installe sur le trône le protestant Guillaume d’Orange à la place du catholique Jacques II, opère la Glorieuse Révolution de 1688 et encourage la déclaration des droits de 1689.

La liberté du libéral est d’abord celle de dire «non» aux autorités établies, puis celle de revendiquer le droit de choisir une confession sans être inquiété ou persécuté.

Etat de nature antipolitique

Quand Guillaume d’Orange arrive en Angleterre, il est accompagné par le philosophe John Locke qui revient de son exil hollandais. Locke et tous les philosophes de son temps raisonnent à partir de ce qu’ils appellent l’«état de nature». Il s’agit d’un âge hypothétique de l’humanité, antérieur à l’apparition des sociétés, où les hommes sont propriétaires, libres et égaux en droit. La philosophie libérale n’a aucun fondement empirique, elle «déclare» des droits, indépendamment de tout examen expérimental de ce que sont les sociétés réellement existantes. Utopique, elle cherche à construire une société avec des briques constituées par des droits affirmés a priori.

Il importe d’insister sur le fait que le libéralisme n’est pas une philosophie politique car il privilégie l’individu; or il est impossible de parler de politique (ou de faire de la politique) sans se référer à une cité (en grec «polis») dont l’existence est reconnue. Aussi le libéralisme s’accommode-t-il de régimes fort divers. Longtemps, notamment en Angleterre, il a été aristocratique. Le libéral se méfie de la monarchie mais aussi de la démocratie, craignant autant la tyrannie de la majorité que celle d’un seul.

Dès le milieu du XIXe, sous l’influence d’idéologies concurrentes (utilitarisme et socialisme), le libéralisme se convertit à la démocratie. La «démocratie libérale» naît.

Aujourd’hui, le libéralisme balance entre un retour à sa forme classique, flirtant parfois avec une tendance oligarchique quand il s’agit d’écarter du pouvoir et de réduire au silence de méchants extrémistes, et une version égalitariste, théorisée à la fin du XXe siècle par le philosophe américain John Rawls.

Quel que soit le régime adopté, le libéralisme met toujours en avant la souveraineté de l’individu appuyée sur l’Etat de droit et la société civile. La «société civile» est l’ensemble des associations que les hommes créent, qu’il ne faut pas confondre avec ce que nous appelons les «communautés», la famille ou la nation par exemple, auxquelles les personnes n’ont pas forcément choisi d’adhérer.

L’Etat de droit est au service des libertés individuelles. ses gestionnaires tentent d’élaborer la mécanique juridique parfaite capable d’harmoniser les intérêts quand ceux-ci se heurtent malgré les efforts de la «main invisible», censée faire coopérer les égoïsmes. Les libéraux n’ont rien contre l’intervention étatique, par exemple pour obliger l’homme à être libre dans un sens convenable, donner un coup de pouce aux lois du marché, éviter que la concurrence soit faussée…

Triomphe

Dans sa version économique, celle qui encourage la libre entreprise, la concurrence, la liberté de travail, le libre jeu des initiatives individuelles, la libre circulation des marchandises et des personnes, le libéralisme est la philosophie triomphante de notre temps, qui semble avoir vaincu tous ses adversaires, qu’ils soient socialistes, conservateurs, dirigistes ou étatistes. Les démocraties libérales ont divisé leurs ennemis, s’alliant au communisme pour vaincre le nazisme, avant de laisser l’Urss s’effondrer d’elle-même. Elles ont assuré une prospérité économique sans précédent, sachant «rebondir», comme on dit aujourd’hui, après chaque crise.

Il faudrait étudier chacun de ces succès pour savoir si on les impute à bon droit au libéralisme. Cette tâche demanderait des volumes. Bornons-nous à indiquer en quoi le libéralisme se dégrade en idéologie.

Liberté et vérité

Cette dégradation a lieu quand les droits individuels découlant de l’idée de liberté affirmée a priori commencent à proliférer selon leur logique propre, sans égard aux conséquences sociales d’une émancipation sans frein.

Nous aimons aussi la liberté. son évidence frappe le prisonnier qui s’échappe d’un camp de concentration ou le paralytique auquel une opération rend la mobilité.

Encore faut-il la mettre à sa juste place. Pour le libéral, la liberté précède la vérité. Celle-ci est provisoire et se confond avec ce qui n’a pas été encore reconnu comme faux. Elle ne peut résulter que d’un consensus momentané. La philosophie libérale est tout entière du côté du sujet. Elle n’admet aucune vérité objective qui viendrait nourrir l’intelligence, aucun bien qui déterminerait la volonté.

Quant à nous, nous préférons croire l’Evangile de Jean (8,32): la vérité rend libre. La liberté est subordonnée.

Au début de notre existence, nous ne sommes pas libres; nous dépendons de nos parents; une civilisation plurimillénaire nous accueille et nous protège. Ensuite, nous ne pouvons pas ne pas chercher notre bonheur. Quand notre quête aboutit, que nous comprenons et acceptons ce qui est vraiment bon pour nous, nous sommes liés, voire soumis à ce que nous aimons, nous faisons corps avec l’objet de notre amour, nous n’avons plus besoin de choisir. La liberté n’est pas une fin en elle-même.

Rapports de force

Les libéraux disent que notre liberté s’arrête où commence celle d’autrui. Cette sentence ne nous dit rien. Comment savoir où commence et s’arrête la liberté s’il n’existe aucun bien ordonnant les désirs individuels? L’idéologie libérale dissimule une certaine méfiance à l’égard de la nature humaine. Les désirs ne peuvent que se heurter violemment si on ne leur impose pas une limite par la force. Spinoza annonce franchement la couleur: nous sommes libres jusqu’au point où s’étend notre puissance d’agir. Les rapports de droit camouflent des rapports de force. Le plus fort à un instant donné est le plus libre. La liberté d’autrui s’oppose à nous tant que nous ne pouvons ni la contourner ni la vaincre.

* * *

Le désir humain est sans limites. Le libéralisme économique exploite sans retenue les ressources de la nature tandis que le libéralisme moral épuise les moeurs, sciant ainsi la branche sur laquelle il est assis. Chateaubriand dit avec raison que «la liberté est fille des moeurs». Ce n’est pas le libre jeu des intérêts individuels qui institue un ordre quelconque. Il existe un monde extérieur déjà ordonné, où nous sommes immergés sans le vouloir, auquel on ne nous a pas demandé de consentir, fait de familles et de cités pourvues d’institutions et de moeurs grâce auxquelles nous trouvons une autonomie relative.

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