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Un premier janvier à Alger

Daniel Laufer
La Nation n° 1984 10 janvier 2014

La messe est à 10 heures à la basilique de Notre-Dame d’Afrique, Madame l’Afrique pour les Algérois. De sa vaste esplanade, la statue du cardinal Lavigerie domine toute la baie. De l’autre côté du bâtiment, entre les arbres, quelques fourgons de police assurent en permanence la tranquillité des lieux. Il y a déjà quelques voitures, de l’une desquelles sort un prêtre, souriant des vœux qu’il s’apprête à vous offrir, bénis, peut-être même bénits. «Je suis l’archevêque d’Alger et je vous souhaite une bonne année, nous dit-il avec simplicité… Lausanne, dites-vous? Oui, je me souviens, j’y ai prêché une fois, et même cinq messes en une seule journée. Encore tous mes vœux.» Mgr Bader se retourne pour embrasser les quelques ouailles qui l’attendent. Nous entrons. Le qualificatif qui conviendrait le plus justement à Madame l’Afrique, c’est le terme plantureux; c’est une grosse masse, vaguement byzantine, ni laide ni belle. Plantureuse.

J’ai appris ici, et dans le désert du Hoggar, 480000 km2, ce que veut dire attendre, ou pour mieux dire: ne pas attendre. Les Touaregs vivent sans montre, sans horloge, le temps ne compte pas, et un rendez-vous n’a que la dimension d’un lieu, dans un moment indéterminé.

Donc on n’attend pas, on est. Et pour faire passer le temps, on joint au téléphone portable notre ami Abdellah que j’attends bel et bien moi-même, mais non mes amis enturbannés («T’en fais pas, Daniel, l’avion ne partira pas sans toi!») C’est un mode de vie. Eh bien, les Pères blancs d’ici l’ont bien assimilé, ce mode de vie, et l’un d’eux, par égard sans doute pour les fidèles trop pressés, ouvre la messe en remarquant avec un sourire qu’elle commencera avec dix minutes de retard. En attendant, un père musicien fait souffrir le petit Cavaillé-Coll – un instrument dont il ne reste apparemment que quelques tuyaux d’origine et le cartouche. Saint-Saëns, qui, paraît-il, avait choisi cet orgue, doit se retourner dans sa tombe. Bien heureusement, deux Sœurs de la Nonciature chantent le Magnificat en latin, dans le mode grégorien, d’une voix pure et sans orgue. On lit sur un mur cette grande inscription en français, en arabe et en kabyle: «Notre Dame d’Afrique, priez pour nous et pour tous les musulmans.» Détail remarquable, les parois sont couvertes de milliers de petites plaques de marbre, des ex-voto de plusieurs générations aussi pieuses que françaises ou africaines. Il y a même celui du P. Charles de Foucault, tué par une sentinelle sénoussite, peut-être par erreur, à Tamanrasset en décembre 1916. Quelques mois auparavant, on lui avait construit un petit ermitage en pierre sèche, au sommet immensément désertique de l’Assekrem, 2725 m., que quelques frères, genre Taizé, donc bavards et intéressants, entretiennent avec soin; on y dit la messe au soleil levant. Je ne peux m’empêcher de me vanter, sortant de la messe avec Mgr Bader, d’avoir fait, l’avant-veille, ce pèlerinage quelques jours après avoir assisté à la messe de minuit avec les chanoines du Grand- Saint-Bernard dans les Alpes valaisannes. Ne faudrait-il pas laisser à quelque maître soufi le soin de dégager les liens qui existent peut-être entre la spiritualité bernardine et Charles de Foucault?

La cérémonie a duré beaucoup plus longtemps qu’une messe ordinaire, en particulier parce que l’officiant a dû lire, en français et en arabe, le message de vœux du pape François. Je crois devoir m’en expliquer, mais non m’en excuser, à mon ami-cousin-chauffeur Toufik qui m’attend en devisant avec les policiers. Mais non! Padproblemm. Il ne m’attend pas, il est là, et il se dit impressionné que le pape, à Rome, ait lancé un message en arabe.

Il est peut-être heureux que La Nation ne comprenne pas de photos, car mes amis algériens me reprocheraient sans doute d’avoir publié une photo de la Casbah. Cet immense quartier autrefois pittoresque menace aujourd’hui de s’effondrer de toutes parts, dans un délabrement, un abandon misérable qui fait frémir, mais que nous visitons quand même, presque à regret.

Cette vision sera effacée par la splendeur de Tipaza, des ruines de la cité romaine, si admirablement mariée à la mer, Tipaza «habitée par les dieux, et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes…». Et c’est avec Camus bien sûr que nous célébrons la fin de mon 1er janvier en terre algéroise, en lisant sur la stèle qui lui est consacrée, entre les ruines et la mer: «Je comprends ici ce qu’on appelle gloire: le droit d’aimer sans mesure.»

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