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Débrouillez-vous!

Jacques Perrin
La Nation n° 1984 10 janvier 2014

Dans un article de 24 heures du 5 décembre 2013 («Les Hors-la-loi de l’enseignement»), un jeune collègue, M. Yannick Maury, fait allusion à une journée pédagogique au cours de laquelle un instituteur belge devenu consultant, compétent et drôle, entretint les nombreux maîtres présents à propos de la «différenciation». M. Maury affirme être sorti «enrichi» de la leçon. Quant à l’auteur de ces lignes, qui y participait aussi, il a regagné sa classe plus perplexe que jamais.

En matière scolaire, l’idée de «différenciation» s’est développée dans les années huitante. «Différencier» consiste à diversifier ses approches didactiques, à s’adapter aux compétences plus ou moins développées des élèves, de manière à les aider tous, du moins le plus grand nombre, à assimiler à leur rythme le même savoir que définit, dans le canton de Vaud, le Plan d’études romand, le PER.

Que faut-il entendre par «différences»? Etonnons-nous que les formateurs ne perdent pas beaucoup de temps à répondre à cette question pourtant essentielle… C’est que les différences ne sont pas une sympathique collection de caractéristiques propres à chaque élève, une diversité «cool». Elles hiérarchisent des capacités très diversement réparties d’apprendre une chose, de la comprendre, de l’accomplir, voire de la fabriquer.

Comme l’a montré M. Stéphane Hoeben, le formateur belge, les différences sautent parfois aux yeux de manière terrifiante dans des matières comme la gymnastique, la musique et le dessin, qu’on hésite par conséquent à évaluer au même titre que les disciplines intellectuelles.

La différence heurte de plein fouet l’idéologie égalitaire, car elle se traduit par du plus et du moins, elle est hiérarchique, tandis que l’égalité se marie à l’uniformité. Aussi, dans une école valorisant l’égalité des individus, la différenciation ne vise-t-elle pas à admettre et à cultiver les différences, mais à en contrarier les effets.

La différenciation veut… l’égalité.

M. Maury sent que cette cuisine a un petit goût bizarre. Il compare les capacités parfois limitées de ses élèves avec les exigences du Plan, normatives et uniformisantes. Il constate que la loi sur l’enseignement obligatoire (LEO) lui demande de «différencier» pour combler les lacunes, mais rien n’y fait. A moins de négliger certains enfants, il se voit contraint de s’écarter des objectifs fixés par le PER. Il doit «désobéir».

La désobéissance ne peut que déplaire aux enseignants. Or il y a quelque temps, M. Daniélou, président de la SPV, demandait aussi aux maîtres de désobéir aux directives.

Que se passe-t-il donc à l’école?

Deux courants s’affrontent, la différenciation et l’égalitarisme, qui semblent s’opposer sur toute la ligne, mais concourent en fait au même dessein.

L’égalitarisme se traduit par le «droit aux études» et l’obligation de «réussite pour tous». Il inspire toutes les réformes, EVM, Harmos, la LEO. Il est porté par les exigences uniformisantes des «instances» internationales, notamment celles de l’OCDE et de ses trop fameux tests PISA, qui prétendent réguler l’éducation à l’échelon planétaire au nom des besoins de l’économie.

En sens inverse, à titre de compensation, on assiste à un effort d’individualisation, qui met «l’élève au centre». On demande aux maîtres de s’occuper de chacun et de conduire tout élève qui en exprime le désir vers l’«excellence», pour lui permettre d’accéder aux «hautes écoles». Le nombre d’années d’études obligatoires s’accroît en proportion de ces exigences souvent absurdes.

Naguère, seuls les instituteurs et institutrices des degrés primaires étaient confrontés aux classes complètement hétérogènes. Aujourd’hui, l’hétérogénéité s’étend, notamment en France, jusqu’à l’université où il faut organiser d’innombrables cours de rattrapage. Elle est plus difficile à «gérer» dans les petites classes car les maîtresses accueillent désormais des élèves dont s’occupaient des établissements spécialisés dans le traitement de troubles parfois sérieux.

En outre, l’affaiblissement de l’institution familiale et la fragilité psychique de certains enfants engendrent des différences nettement plus prononcées que les inégalités d’aptitudes intellectuelles, sans parler des diverses nationalités ou ethnies que l’enseignant doit aussi «gérer».

Pour éviter la spécialisation précoce, objectif louable, mais aussi par peur de la «stigmatisation» et de la «discrimination», on a renoncé à «trier» ou à «sélectionner» (mot désormais inadmissible) les élèves. Fini «les humanistes», les «scientifiques», les «langues modernes»; fini les «techniques», les «littéraires» et les «commerciaux», c’est-à-dire les profils qui introduisaient suffisamment tôt une différenciation utilisable. Chacun suit désormais le même parcours fragmenté à l’infini par un système compliqué d’options définissant une individualité illusoire.

Sur le «terrain», les maîtres essaient de surnager au milieu des courants. C’est pourquoi notre jeune collègue pense que la désobéissance est inéluctable. Nous avons beau méditer le mot de l’ancien combattant René Quinton selon lequel «un ordre est fait pour ne pas être exécuté», nous estimons malsain qu’un système incite à ne pas respecter ses propres règles. M. Maury dit qu’«il apparaît nécessaire de différencier les approches didactiques afin de donner au plus grand nombre une chance d’apprendre et se développer», qu’«un bon enseignant est celui qui sait, au besoin, s’écarter des objectifs d’apprentissage définis par le plan d’étude […]». Ces exigences sont trop paradoxales pour être satisfaites. D’autres questions se posent: Que faut-il apprendre? Que faut-il réussir? Dans quelle direction se développer? Est-il nécessaire, une fois passées les premières années où chaque élève devrait en effet acquérir les bases de la lecture, de l’écriture et du calcul, que tout le monde poursuive des objectifs quasi identiques? A cette dernière question, nous répondons «non». L’«excellence pour tous» prend vite des allures monstrueuses si on ne distingue pas des contenus d’enseignement adaptés à des profils intellectuels et pratiques fort divers.

Excellence, soit, mais en quoi? Chacun peut accomplir un ou deux exploits, mais pas tous les exploits imaginables. Un tel arrive à réparer une moto sans être capable de se mettre dans la tête trois mots d’allemand, ce n’est pas grave.

Comme on a supprimé les voies et les sections qui permettaient de respecter et d’aménager les différences de manière à éviter l’hostilité générale – les athlètes amateurs ne concourent pas avec Usain Bolt –, notre «non» n’a pas de poids.

Il ne reste plus aux maîtres qu’à se débrouiller, s’extrayant si possible des paradoxes, contradictions et autres dilemmes que les autorités scolaires se plaisent à semer sur leur chemin.

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