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De usura - ou le doctorat d’un rédacteur de La Nation

Félicien Monnier
La Nation n° 2034 25 décembre 2015

Denis Ramelet est bien connu de nos lecteurs, notamment pour ses articles théologiques ou philosophiques. Juriste de formation, il a publié voici un peu plus d’une année sa thèse de doctorat, défendue en mars 2013.

M. Denis Tappy, professeur d’histoire du droit et de procédure civile à la faculté de droit de Lausanne, a dirigé cette thèse. Elle est intitulée Le prêt à intérêt dans l’Antiquité préchrétienne: Jérusalem, Athènes, Rome. Etude juridique, philosophique et historiographique1.

Le Conseil de faculté a gratifié cette thèse de la mention summa cum laude, distinction officielle maximale. M. Ramelet a également été le récipiendaire du Prix Bippert, récompensant la qualité scientifique de l’ouvrage, ainsi que du prix du Journal des Tribunaux pour ses qualités rédactionnelles. Cela mérite d’être remarqué.

La problématique

Le capitalisme fonctionne en partie sur le système du prêt à intérêt, péjorativement appelé «usure». Un prêteur prête à un emprunteur une somme d’argent. L’emprunteur a l’obligation de rendre la somme empruntée, augmentée d’un intérêt déterminé selon un taux prédéfini. Le prêteur récolte plus qu’il n’a prêté. C’est cela qui rend le prêt à intérêt si controversé.

Dans son éditorial, Olivier Delacrétaz nous rappelle la prohibition médiévale de l’usure. Cette interdiction n’est pas sortie ex-nihilo de l’esprit des juristes et théologiens. Elle puise ses racines dans l’Antiquité.

La civilisation occidentale a trois «mères patries»: Jérusalem, Athènes et Rome. Grecs et Hébreux ont théorisé ou appliqué l’interdiction de l’usure. Les Romains ont pratiqué et réfléchi l’usure. Puissant instrument intellectuel, le droit romain fonde encore aujourd’hui le fonctionnement du prêt à intérêt.

Resserrant sa problématique pour des questions de documentation, M. Ramelet a concentré sa thèse sur l’Antiquité. En réalité il ne l’a pas vraiment fait, menant son travail sur deux fronts. Il a certes étudié l’histoire d’un mécanisme juridique antique. Il a surtout examiné l’histoire de l’histoire du prêt à intérêt (étude «historiographique» nous indique le titre). Il commence au Proche-Orient.

En Israël

«Tu ne prêteras pas à intérêt à ton frère» (Dt. 23: 20), nous ordonne la loi mosaïque à propos de l’usure. Les Hébreux justifient son interdiction en l’assimilant au vol, donc à une violation du commandement «Tu ne voleras pas». Certains associent prêt à intérêt et esclavage et comparent ce dernier à l’extorsion de gain qu’est l’usure. Cela revient à condamner symboliquement l’esclavage égyptien.

La particularité de la prohibition hébraïque de l’usure est de ne s’appliquer qu’entre juifs, ou entre juifs et étrangers intégrés à la communauté israélite. Le prêt entre un juif et un étranger non intégré est autorisé. Cette subtilité aura son utilité au Moyen- Age.

En Grèce

A Athènes, le prêt à intérêt se pratique et ne connaîtra pas de prohibition générale. L’Archonte Solon réglemente son exercice au VIe siècle av. J.-C. Il abolit notamment la servitude pour dettes. Il décide également une annulation des dettes, mesure exceptionnelle pour l’époque. La Grèce antique a vu surtout apparaître les premiers arguments philosophiques contre l’usure. Platon n’hésite pas à qualifier les intérêts d’«hideux troupeau», évoquant l’aspect d’auto-génération des intérêts par le capital. Il leur reproche d’inciter leur bénéficiaire à la paresse par l’exploitation des pauvres. Plutarque à son tour dénoncera le caractère contre-nature d’une somme d’argent «faisant des petits».

La doctrine d’Aristote

La plus célèbre des condamnations antiques de l’usure remonte à Aristote. Son argumentation se fonde sur la finalité de l’activité économique et sur la nature de l’argent. Le Stagirite considère la monnaie comme l’étalon permettant la commensurabilité de choses différentes. Elle en vient ainsi à étalonner le besoin.

Aristote distingue deux formes d’enrichissement. Une première, appelée «économique», est ordonnée au bien de la maisonnée. C’est l’acquisition et l’échange des biens «nécessaires et utiles à la vie en communauté familiale». En cela, elle est limitée par une finalité externe à l’accumulation de l’argent lui-même. La seconde forme, appelée chrématistique, est celle où l’accumulation de richesses est sa propre finalité. Aristote condamne ainsi l’activité du commerçant qui revend plus cher ce qu’il acheté.

Denis Ramelet fait ici se rencontrer Aristote et Karl Marx. Tous deux ont identifié la différence entre celui qui vend pour acheter et celui qui achète pour vendre. Dans ce dernier cas, pour citer Denis Ramelet, «l’argent prend la place des marchandises comme les mots prennent la place des réalités». Dans ce contexte, l’usure apparaît comme la forme la plus aboutie de la chrématistique.

La position d’Aristote sur l’usure, M. Ramelet la compare à celle du philosophe sur le contrat de société. Dans celui-ci, des associés mettent des ressources en commun pour atteindre un but commun. Il se pourra que l’un d’eux mette à disposition de l’argent. Aristote admettait cette forme d’organisation de l’activité économique. Sa structure distributive fait participer chacun des associés, selon son apport, tant aux pertes qu’aux bénéfices.

Si un associé peut donc se voir rémunéré pour l’argent fourni, se pose la fameuse question de stérilité de l’argent. Celui-ci peut-il, oui ou non, «faire des petits», est-ce dans sa nature? La position d’Aristote est nuancée: en principe non, mais tous les «petits» ne sont pas condamnables. Condamner l’usure mais tolérer la société peut sembler contradictoire de ce point de vue. Comme le démontre M. Ramelet, c’est au nom de la finalité de l’argent, et des limites qu’elle pose à l’enrichissement, qu'Aristote condamne le prêt à intérêt et cautionne le contrat de société.

Le prêt à Rome

Le droit romain classique (du Ier s. av. J.-C. au IIIe s. ap. J.-C.) connaissait deux types de prêt: le mutuum et le commodat, nos actuels prêt de consommation et prêt à usage. Le prêt à usage est l’emprunt de la chose que l’on devra rendre: mon vélo pour la journée, un parapluie parce qu’il pleut. Le prêt de consommation se fait pour les choses que l’emprunteur a l’intention de consommer (blé, bois de feu, vin et… argent). L’emprunteur a l’obligation de rendre non pas les mêmes grains de blé ou pièces de monnaie, mais le même genre de bien (du blé, de l’argent) en même quantité et qualité. L’emprunteur devient propriétaire des biens prêtés. Il peut donc les détruire. Chose aisée, les biens étant consommables. Par nature, ces contrats étaient gratuits. Ils n’exigeaient aucune contrepartie de l’emprunteur. Sinon il se serait agi de ventes ou de locations.

Les intérêts pouvaient accompagner le prêt de consommation. A Rome, ils faisaient l’objet d’un contrat parallèle. Aujourd’hui, les intérêts sont liés au sort du contrat. L’adjonction – artificielle – d’une stipulation d’intérêts était un moyen de garder intact le principe de la gratuité du prêt. La tradition était sauve, mais on s’adaptait aux réalités socio-économiques. Cette tournure d’esprit est fréquente chez les juristes romains, à la fois très conservateurs et très flexibles. Plusieurs commentateurs ont relevé les contradictions induites par ces artifices, en particulier pour l’usure.

Le mystérieux taux romain

Le prêt à intérêt romain connaissait des limites. La loi des XII Tables (environ 450 av. J.-C.) avait introduit un taux d’intérêt maximal dit fenus unciarium, l’intérêt de l’once. Si son existence ne fait pas de doute, aucun auteur antique (essentiellement Tacite et Tite-Live) ne fournit explicitement sa quotité. En mille cinq cents ans de réflexion romaniste, personne n’a tranché définitivement, ni mis tout le monde d’accord.

Avec un systématisme de bénédictin, Denis Ramelet a rassemblé l’entier des quatre cents auteurs ayant traité cette question. Ce chapitre terrifiera encore longtemps les doctorants lausannois. Il y dresse la filiation des quatre interprétations du taux romain menées du XIIe au XXIe siècle. Elles couvrent une fourchette de 1% à 100% par an. M. Ramelet établit l’histoire de chaque interprétation, liste ses adversaires et ses partisans. Il décrit l’avènement de modes; révèle l’influence de chefs de file, doyens de faculté ou grands pandectistes. Bibliophile passionné, M. Ramelet sonde les recoins des bibliothèques. Au détour d’une note, il retrace l’histoire d’un ouvrage, différencie ses éditions successives. Entraîné par sa passion, il lui prend même d’indiquer le format d’un livre. Cette thèse mêle le fouillis fascinant d’un cabinet des curiosités à une grande précision scientifique. A l’issue de cette démonstration d’érudition, M. Ramelet tranche en faveur d’un taux mensuel de 8,3%, soit un taux d’intérêt annuel de 100%. Souhaitons-lui de mettre tout le monde d’accord, enfin.

En conclusion, M. Ramelet reprend la prohibition médiévale de l’usure chez saint Thomas d’Aquin. Non sans surprise, le docteur angélique n’a pas fondé son argumentation sur Aristote, mais sur le droit romain. Nous avons vu que le prêt de consommation rend l’emprunteur propriétaire de la chose prêtée. Or, il est au cœur des prérogatives du propriétaire que d’user de la chose. L’usage ne se différencie ainsi pas de la chose elle-même. Sinon on serait face à une vente, avec un prix en contrepartie. Fixer l’intérêt revient à fixer le prix de l’usage de l’argent prêté. Etre utilisé est pourtant dans sa nature. Comme la somme doit être rendue, on vend l’argent deux fois, ce qui est inéquitable. Qui voudrait payer deux fois le prix de son pain au chocolat?

Là n’est pas la plus grande injustice. On peut être d’accord de payer deux fois son petit pain. Si le prêteur est certain de récupérer la somme prêtée, l’emprunteur est obligé de la rendre, quelle que soit sa situation financière. Le législateur moderne n’annule pas les dettes comme Solon. Autrement dit, le prêteur ne participe pas aux pertes de l’aventure économique de son partenaire contractuel. C’est dans ce déséquilibre de la participation aux risques que réside la principale injustice du prêt à intérêt. Un contrat de société corrigerait ce déséquilibre.

En plusieurs années, notre ami a rassemblé une très importante documentation sur l’usure. Elle dépasse largement la problématique de sa thèse. Exprimons un vœu: puissent les prochaines années voir la publication d’un nouvel ouvrage de réflexion économique de sa main. En ces temps d’incertitude économique, réfléchir à la fonction de l’argent et aux limites de l’enrichissement devient plus que nécessaire.

«Prêtez sans rien attendre en retour», nous dit l’Evangile. En nous livrant sa thèse, M. Ramelet en a respecté l’injonction.

 

Notes:

1 Ramelet Denis, Le prêt à intérêt dans l’Antiquité préchrétienne: Jérusalem, Athènes, Rome. Etude juridique, philosophique et historiographique, Recherches juridiques lausannoises 58 (Peter Hansjörg édit.), thèse Lausanne, Schulthess Médias juridiques SA, Genève/ Zurich/Bâle 2014.

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