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Les dissidents sortent de l’ombre

Jacques Perrin
La Nation n° 2034 25 décembre 2015

(Suite de l'article «Le vent a tourné», La Nation n° 2033 du 11 décembre)

Le tournant intellectuel commence en littérature: l’écrivain Philippe Muray (1945 – 2006) l’incarne. Quand celui-ci fait paraître des recueils d’articles satiriques, les libéraux-libertaires savent qu’ils ont désormais un adversaire à leur mesure. Ils ne sont plus seuls sur le champ de bataille à jouir de leur domination. Muray se moque de l’homo festivus. Il décèle et réduit en miettes toutes les briques de l’édifice post-moderne. Illustrant à son tour la devise latine honorée par Molière (ridendo castigat mores), il se révèle comme un humoriste et un styliste hors-pair. Edité par Fayard, relayé dans le monde médiatique par la journaliste Elisabeth Lévy et le comédien Fabrice Luchini, il demeure le grain de sable qui enraye la machine à penser selon les normes établies. L’histoire littéraire retiendra son nom.

Pendant que Muray sévit, d’autres écrivains manifestent un mauvais esprit fort peu humaniste. Nous pensons à Michel Houellebecq, notamment à Extension du domaine de la lutte et à Plateforme, ses meilleurs romans, à Jérôme Leroy (Big Sister, Le Bloc), à Sébastien Lapaque, Richard Millet, Pierre Lamalattie, Sylvain Tesson, Denis Tillinac et au remarquable François Taillandier dont le roman Des Hommes qui s’éloignent prône le refus de «jouer le jeu».

A la fin du siècle dernier et au début des années 2000 s’est consolidé un courant intellectuel appelé Nouvelle Droite, émanation du groupe de recherches sur la civilisation européenne (GRECE), qui nous avait séduit en 1980 mais dont le rayonnement nous semblait affaibli par un paganisme agaçant. Il faut reconnaître que son fondateur, Alain de Benoist, à coup d’arguments acérés et d’ouvrages bien construits, exerce une influence non négligeable, notamment grâce aux revues Eléments, Nouvelle Ecole et Krisis. De Benoist est le «passeur» par excellence, curieux de tout, dépourvu d’œillères idéologiques, critique avisé du libéralisme, de la mondialisation et de leurs effets uniformisants. Il nous a fait connaître l’anthropologue Louis Dumont (1911-1998) qui a démontré que la différence ne peut être comprise que dans une perspective hiérarchique et que l’égalité va de pair avec la ressemblance. De Benoist a plaidé pour divers penseurs plutôt nominalistes et spécialistes de la philosophie du langage, comme Jacques Bouveresse, Vincent Descombes ou le duo Bricmont/ Sokal, le philosophe nietzschéen pince-sans- rire Clément Rosset, attentif au réel, à sa cruauté, aux efforts incessants des humains pour le fuir dans l’utopie et les chimères; ces auteurs contribuent tous à nettoyer la pensée des brumeux (et souvent incompréhensibles) concepts forgés par la philosophie post-moderne.

Une partie de l’intelligentsia juive a aussi pris un virage réactionnaire. Elle a admis que si on laissait faire les maniaques de la déconstruction, il serait impossible de défendre la vérité historique de l’extermination des Juifs d’Europe ou l’existence de la dernière nation digne de ce nom, Israël, car la notion de vérité et la souveraineté nationale, comme la différence des sexes et les hiérarchies, sont les cibles favorites des post-modernes. Les principaux représentants du conservatisme israélite (et souvent sioniste) sont le philosophe Alain Finkielkraut, le sociologue Shmuel Trigano, le politologue Pierre-André Taguieff (non juif, mais passionné par la culture juive et ex-époux d’une chanteuse yiddish), Elisabeth Lévy, encore elle, et son mensuel Causeur. Il ne faut pas confondre ces personnes avec les néo-conservateurs américains, trotskystes passés au libéralisme belliciste.

Certains intellectuels classés à gauche se sont retournés contre leur famille et fournissent désormais des munitions à leurs ennemis d’hier; parmi ceux-là Alain Finkielkraut encore, Pascal Bruckner, Régis Debray (l’ex-ami du Che), l’athée Michel Onfray, Tzvetan Todorov, essayiste d’origine bulgare qui a passé de l’analyse structurale aux études antitotalitaires. Les plus pertinents s’inspirent du MAUSS (mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) qui, suivant l’exemple de l’anthropologue Marcel Mauss (1872-1950), mettent le don au centre du système social et nient que l’intérêt individuel égoïste soit le moteur des comportements humains. Jean-Claude Michéa est le meilleur représentant de ce courant. Disciple de George Orwell, penseur antilibéral acharné, il nous rappelle de livre en livre que le libéralisme est à l’origine une idéologie individualiste de gauche, hostile au petit peuple, à l’enracinement, opposée aux mœurs établies, et internationaliste. Appartient aussi à cette mouvance le philosophe Dany-Robert Dufour dont nous recommandons l’excellent livre La Cité perverse qui démontre que la logique libérale conduit à… Sade. Mentionnons également Jean- Pierre Le Goff qui s’est attaqué à l’idéologie managériale et aux ravages qu’elle a produits dans l’école française en proie à la mondialisation.

Du côté des catholiques, la «Manif pour tous» a ramené l’attention sur quelques philosophes croyants, Chantal Delsol, le penseur libéral-conservateur Pierre Manent, Rémy Brague, spécialiste de l’Antiquité et du Moyen Age, le philosophe du droit Michel Villey (1914-1988), et les jeunes Thibaud Collin, Martin Steffens, Fabrice Hadjadj. Le magazine conservateur Valeurs actuelles en a profité pour accroître son tirage. Il est à noter que les instigateurs de la Manif, Frigide Barjot et son mari Basile de Koch, publièrent les hilarants pastiches (récemment réédités en un volume) du groupe humoristique Jalons qui, à sa manière, soutint l’élan de la réaction dans les années huitante.

N’oublions pas les francs-tireurs plus ou moins anarchistes et individualistes qui, de tout temps, ont nourri le conservatisme et la réaction. Mentionnons d’abord Eric Zemmour, journaliste nostalgique des hommes forts, Napoléon et de Gaulle. Le Suicide français, qui s’est si bien vendu, a suscité l’effroi de toute la médiacratie qui croyait résider dans des forteresses imprenables. Il faut compter avec le tandem paranoïaque formé du comique Dieudonné et d’Alain Soral, dont l’ouvrage Comprendre l’Empire mérite d’être lu. Pensons aussi à Renaud Camus, auteur de l’admirable Du Sens, qui a eu le tort de s’acoquiner avec un parti politique. Parmi les francs-tireurs, certains sont très pessimistes; Richard Millet déteste tellement la France contemporaine qu’il ne peut plus lui être utile. On remarque le souci de ne pas se laisser aller le long du courant chez certains historiens, politologues, économistes ou philosophes comme Marcel Gauchet, Pascal Guéniffey, Dominique Venner (1935-2013), Sylvain Gougenheim, Jean Tulard, Frédéric Rouvillois, Robert Redeker, Jean-Paul Brighelli, Jean-François Mattéi (1941-2014), Jean Sévillia, l’historien de l’art Jean Clair, Jacques Sapir, Olivier Rey, auteur d’un article remarquable dans Le Figaro du 1er octobre 2015 sur les «manants» (que nous sommes) opposés aux «migrants». N’occultons surtout pas l’essayiste belge Simon Leys (1935-2014), premier anti- maoïste à l’époque où l’intelligentsia se pâmait devant le Grand Timonier et auteur de petits essais antimodernes.

Sur un autre front, quelques psychiatres, par exemple Jean-Pierre Lebrun, Jean-Claude Liaudet, Tony Anatrella ou le thérapeute valaisan Alain Valterio, ont fait savoir que l’ambiance libérale-libertaire engendrait des pervers narcissiques, beaucoup plus dangereux pour l’ordre social que les névrosés d’antan...

Dans un prochain article, nous évaluerons l’influence politique de la littérature dissidente.

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