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Peurs

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2038 19 février 2016

On dit que l’Union démocratique du centre «surfe sur les peurs…». Elle n’est pas la seule. En réalité, tous les partis surfent sur une peur ou une autre, celle du chômage, celle du bétonnage des campagnes, celle du réchauffement climatique, ou de l’étouffement de l’économie par la bureaucratie, ou de la perte des libertés, de la multiplication des incivilités, du terrorisme djihadiste, du flicage généralisé. De leur point de vue ils ont raison, les partis. Car le temps démocratique ne connaît que deux périodes: la période électorale et la période pré-électorale1. Dans l’une et l’autre, il ne s’agit pas tant de persuader que de mobiliser. Le recours à l’émotion de masse dispense de perdre un temps précieux en argumentation individuelle. Et la peur, avec son aspect victimaire à la mode, est sans doute la plus efficace des émotions électorales.

Quand elle est aux commandes, la peur déforme la vision. C’est un grand angle, qui augmente démesurément les objets qui l’intéressent et les menaces qu’ils font planer, confinant le reste dans les marges. La peur empêche celui qu’elle envahit d’observer la juste distance et les bonnes proportions qui lui permettraient de donner leur vraie importance aux choses. Elle oriente son jugement en lui inspirant de sélectionner les seuls avis et témoignages qui la valident et la renforcent. Elle exige de lui des positions extrêmes, dans l’idée que toute pondération ne peut être que le fait d’un traître et d’une demi-portion.

La peur raisonne en termes de nécessité et d’immédiateté. Elle exige des actions rapides et sans faiblesse, sans limites non plus, car elle ne connaît pas de frontières: nous sommes engagés dans une lutte européenne, pour ne pas dire mondiale. Les scrupules dus au respect des souverainetés cantonales, par exemple, les arguments sur les différences de situation, l’évocation de la séparation des pouvoirs, du principe de proportionnalité ou des dommages collatéraux résultant inévitablement de l’état d’urgence lui paraissent futiles.

On blâme à juste titre ceux qui exacerbent les peurs pour diriger la population. Mais ils sont tout aussi blâmables, ceux qui ne veulent pas voir que ces peurs reposent forcément sur quelque chose de réel et de réellement inquiétant; ceux qui ont eux-mêmes peur de devoir se déjuger publiquement et reconnaître qu’ils se sont bouché les yeux des années durant sur la mondialisation, l’immigration, le marché, le climat, l’Union européenne; ceux qui distinguent savamment l’insécurité – pour la nier – et le «sentiment d’insécurité» – pour s’en moquer –, renouvelant ces médecins de jadis qui disaient à leur patient: «Ce n’est rien, c’est psychologique»; ceux qui ont peur d’être mal notés dans les manuels d’histoire; ceux qui, tout simplement, ont peur de devoir changer leur routine idéologique. Et je ne parle même pas des rodomonts qui proclament, contre toute évidence et non sans risques, qu’ils n’ont «même pas peur».

Il est important que le politique identifie les peurs naissantes ou traînantes. Même les peurs instrumentalisées d’une façon excessive et simplificatrice par les partis méritent toute son attention, qu’il s’agisse du flux indéfini des migrants, des abus du marché mondialisé, des pressions de l’Union européenne, de l’emprise croissante du contrôle social, du mitage du territoire, de la progression affolante des technologies de tout genre et de leur application sans recul expérimental suffisant. Il lui appartient d’en soupeser la réalité et l’importance de fond.

Outre ces craintes, qu’elle partage dans des mesures variables, la Ligue vaudoise cultive des peurs liées à sa vocation: la centralisation qui vide les cantons de leur substance et engorge la Confédération; la tentation du monde fédéral de fusionner avec des ensembles politiques plus grands au mépris de l’indépendance helvétique; l’étatisme qui assèche la créativité entrepreneuriale et engendre un fouillis administratif infranchissable; l’ignorance de notre passé dispensée par l’Ecole obligatoire; les abus de la démocratie directe, en particulier de l’initiative, qui menacent d’entraîner un durcissement dans sa pratique; la réduction du sentiment d’appartenance collective à une obsession muséographique, à des listes de vaudoiseries pour fin de soirée ou à la vanité chatouillée d’avoir à nouveau un conseiller fédéral bien à nous; ou encore la transformation de ce sentiment en une idéologie identitaire; ou enfin son report sur une Confédération idéalisée – et principalement suisse alémanique –, alors qu’il relève prioritairement de la patrie cantonale.

Mauvaise conseillère, la peur est un bon signal d’alarme et, quand elle est maîtrisée, un excellent carburant pour l’action. Elle maintient notre attention en éveil et nous rappelle en permanence la précarité de la réussite politique.

Notes:

1 La période post-électorale ne dure que le dimanche soir des élections. Ensuite, c’est la nouvelle période pré-électorale qui commence.

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