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Un peuple innombrable

Cédric Cossy
La Nation n° 2038 19 février 2016

L'été dernier, la compagnie Karl’s kühne Gassenschau présentait Fabrikk dans les carrières de Saint-Triphon. Dans ce spectacle, une fabrique de chocolat artisanal fraîchement vendue à un investisseur chinois refusait de passer à la production de masse et d’utiliser des matières premières corrompues. Devant cet entêtement à préserver la qualité suisse, le nouveau propriétaire empaquetait les installations de production sur un cargo, quittant les lieux dans la spectaculaire scène finale et laissant les employés licenciés sur le quai.

ChemChina, conglomérat semi-étatique chinois, vient d’annoncer son intention de racheter le fleuron de l’agrochimie Syngenta Crop Protection pour un montant de 43,8 milliards de francs, soit l’équivalent de 480 francs par action, dividende extraordinaire compris. Les employés suisses de Syngenta doivent-ils craindre de rester eux aussi sur le quai?

Les chiffres donnent naturellement le tournis: le montant du rachat correspondant aux deux tiers du budget de la Confédération, représente plus de trois fois le chiffre d’affaire et trente fois le bénéfice du groupe Syngenta. Pourquoi les Chinois se lancent-ils dans un investissement qui semble a priori ne jamais (trente ans, c’est l’éternité pour un investisseur) devoir être rentabilisé? Et d’où un groupe industriel, affichant un chiffre d’affaire de 37 milliards de dollars et ayant récemment racheté Pirelli et KraussMaffei pour un total de 16 milliards, tire-t-il l’argent pour un nouveau rachat en liquide de cette importance?

Sur cette dernière question, il faut se souvenir que la Chine est devenue la «fabrique du monde», ou du moins celle de l’Amérique. La vente des biens de consommation que les pays développés ont renoncé à produire ramène de formidables quantités de devises occidentales à la Chine. De plus, les banques institutionnelles regorgent de bons du trésor américain, achetés à vil prix lors de la crise des subprimes. Avec l’affermissement du dollar enregistré durant l’année écoulée, c’est un moment très favorable pour réaliser la plus-value sur ces devises accumulées.

Si la Chine s’intéresse tant à la production agrochimique, c’est que l’une de ses priorités politiques est de nourrir sa population. Cette même priorité explique l’achat massif de terres arables sur le continent africain. On se rappellera aussi la flambée du prix du phosphore découlant d’un tremblement de terre dans la province du Yunnan il y a quelques années: le peu de phosphate extrait dans des installations minières endommagées avait été réservé à la fertilisation des cultures indigènes, asséchant le marché international. Le rachat de Syngenta est donc à voir comme un investissement s’inscrivant dans une stratégie gouvernementale très cohérente pour nourrir une population de 1,4 milliard d’individus.

Ce constat est donc encourageant pour les employés de la multinationale agrochimique, à moyen terme du moins: les besoins de l’agriculture chinoise ouvrent de nouvelles perspectives qui rempliront les cuves de production de la firme, aussi en Suisse. A long terme, par contre, il se peut fort que les expansions de capacité se fassent plutôt sur territoire chinois qu’en Valais ou en Argovie.

A l’heure où nous écrivons, l’action de l’entreprise est cotée à 400 francs, soit 17% en dessous du prix de rachat proposé par ChemChina. Ceci semble indiquer que tous les investisseurs ne croient pas encore à la concrétisation de l’opération. Une annulation du rachat ou, pire, un retour des Américains de Monsanto sur les rangs des acheteurs aurait des conséquences bien plus désastreuses pour la place économique suisse. Mais nous espérons ne pas avoir à écrire l’article qui explique pourquoi.

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