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Parlez-vous françaichhh?

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2038 19 février 2016

Ecoute, lecteur, les professionnels de la parole, speakers, téléphonistes, représentants, vendeurs, prédicateurs, hôtesses d’accueil. Concentre ton attention sur leur prononciation sans te soucier du sens. Et tu constateras qu’ils s’expriment dans une langue parallèle, faisant suivre les mots qui finissent par une voyelle d’un soupir soufflant ou sifflant: «Avez-vous fini-chhh?» ou «il est enfin venu-fff…», ou même «et voici la météo-pfff». Aux mots qui se terminent par une muette, ils ajoutent la terminaison «aaa», tirée en longueur et imprégnée d’un léger nasillement: «venez vite-aaa(n)».

Ces suffixes ont pris leur autonomie au point qu’on les inverse parfois: «le courrier est arrivé-aaa(n)», voire «bonjour-chhh».

Certains n’hésitent pas à doubler le suffixe. Un réceptionniste qui voulait me dire «oui», et donc «ouichhh», m’a dit «ouich-aaa(n)…», en attendant sans doute «ouicha(n)-pff».

Ces suffixes formels finissent par prendre une place principale dans le mot. On peut se demander quand une forme écrite validera officiellement cette évolution. Ce ne devrait plus être long, attendu que la rationalité phonétique tend à supplanter l’arbitraire orthographique, que l’Académie se plie avec une célérité par trop servile aux évolutions les plus dégradantes de la langue française et que les dictionnaires d’usage ne nous fournissent plus qu’une veule compilation de nos pires solécismes.

Les linguistes les plus avertis se perdent en conjectures sur les motifs de cette mutation. Constatant qu’elle a pris sa forme la plus caricaturale dans les émissions françaises de téléréalité, on serait tenté de n’y voir qu’une distinction vulgaire, si l’on ose cet oxymore, une tentative sans espoir de donner un peu de hauteur aux trivialités de la vie ordinaire.

Si l’on considère toutefois la douceur feutrée, l’aspect glissant de ces ajouts, leur fonction pourrait être d’atténuer moralement le choc de l’arrivée d’un mot, et donc d’un jugement, et donc d’une exclusion, dans le réel du discours. Le recours à cet amortisseur psycho-linguistique serait donc une marque de civilisation et de respect à l’égard de son vis-à-vis.

Mais on pourrait tout aussi bien discerner une volonté presque inverse de différenciation, voire de hiérarchisation. C’est en tout cas plus que plausible pour les fricatives «chhh» et «fff» qui, simulant onomatopéiquement une chute de la bouche de l’émetteur à l’oreille du récepteur, manifesteraient la supériorité sociale et culturelle de celui-là sur celui-ci. Le «aaa(n)», plus lourd et plébéien, marquerait au contraire le désir de nouer le contact sur pied d’égalité.

Le «chhh» et le «fff», évoquant un ballon en fin de dégonflement ou l’ultime souffle d’un agonisant dans le fond d’un hospice, pourraient encore exprimer un sentiment de lassitude, voire d’exténuement face à une surcharge d’activités et de soucis impossibles à maîtriser.

Il pourrait enfin s’agir d’un effet marginal de l’amour poétique du mot, duquel on tiendrait à prolonger la présence en en étendant l’émission, comme un morceau de fruit qu’on laisse traîner sur la langue et qui se fond en jouissance […] dans une bouche où sa forme se meurt.

En revanche, l’interprétation selon laquelle le «ch» terminal manifesterait le soutien ému du locuteur à sa patrie suisse est fermement combattue par presque tous les partis.

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