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Le courage et l’amour

David Rouzeau
La Nation n° 2163 4 décembre 2020

Derborence est le dix-neuxième roman de Ramuz. Il est écrit et publié en 1934, son auteur a alors 56 ans et il est au sommet de son art. L’éboulement d’une partie du massif des Diablerets sur l’alpe verte de Derborence en 1714 est l’occasion pour Ramuz de camper un roman où s’affrontent directement la vie organique et humaine, d’un côté, et, de l’autre, le monde minéral. Derborence est l’histoire d’un cataclysme géologique qui vient détruire la vie des hommes. En cela, c’est un roman qui a une spécificité dans l’œuvre de Ramuz, la plupart de ses romans parlant d’obstacles au bonheur dressés par les hommes eux-mêmes. L’opposition entre la vie (organique et humaine) et la mort (minérale) scandera tout le récit de manière serrée de son début à sa fin.

Le vertige ontologique importe toujours à Ramuz qui exprime la petitesse de l’homme face au monde terrestre et à sa part minérale, laquelle est particulièrement visible dans les montagnes où se déroule la vie de la communauté humaine dont il est question. Ce sens pascalien de la petitesse de l’homme et de sa fragilité invite certainement à vivre de manière intense, et face à la dureté de la pierre, au cataclysme d’un éboulement de millions de tonnes de roches sur ce qui était un alpage verdoyant et prospère, l’homme résiste grâce à l’amour. On retrouve à nouveau cet amour si souvent mis en avant par Ramuz, d’Aline à Jean-Luc, d’Aimé Pache à Samuel Belet

Car qui va aller rechercher le miraculé qu’est Antoine, qui a passé presque deux mois sous les rochers avant de trouver une issue, sinon Thérèse, sa jeune femme, enceinte? Une fois revenu dans son village, Antoine ne sera pas encore vraiment «sauvé» et réintégré dans sa vie d’homme. Il sera pris par la folie de retrouver Séraphin qui était avec lui dans le chalet quand la montagne s’est effondrée et qui est sûrement mort sur le coup. Il s’acharne à vouloir retrouver ce père adoptif. C’est pourquoi Antoine, revenu physiquement de dessous les pierres, doit encore revenir, psychologiquement et spirituellement, parmi les vivants. Il doit revenir auprès de sa femme. C’est elle qui aura le courage de courir le chercher, alors qu’il s’enfuit vers le sommet des montagnes. On retrouve ici un Ramuz accordant une place éminente à un personnage féminin qui incarne la vertu guerrière, achilléenne, du courage, et qui est poussé par l’amour. Comme le sera Isabelle dans Si le soleil ne revenait pas trois ans plus tard, Thérèse est le personnage central qui répare le monde humain, qui va chercher son mari et qui reconstruit sa famille autour de l’enfant à venir. C’est elle qui porte la vie et l’avenir.

Elle a du reste le courage d’affronter la crainte du diable. Ce dernier habiterait au sommet des bien nommés «Diablerets», où il lance ses palets contre la grande quille. Il est peut-être celui qui a écrasé toute la population masculine active du village d’Aïre. Thérèse est la seule à oser affronter les légendes de ce diable, quand tous les hommes reculent. Elle ne se laisse pas impressionner par les sombres prédictions portées par un vieux fou, une sorte d’ermite démoniaque, qui parcourt la région de Derborence avec son troupeau de chèvres. Thérèse est une figure éminemment positive et puissante. Elle ne se laisse pas influencer par la négativité de certains discours et de certaines idées qui circulent dans son environnement social. Métaphoriquement, c’est peut-être l’idée que l’écrivain pense à neuf la vie et le monde, qu’il ose affronter avec courage et dans l’amour le monde, sans se laisser engluer dans les croyances sociales et les multiples désespérances de son temps.

Antoine et Thérèse vivent un amour magnifique. Le roman commence en montrant chacun se languir, «s’ennuyer» dit Ramuz, l’un de l’autre. Chacun est en pensée fusionnelle avec son âme sœur. Le cours impitoyable du monde tente de casser cet amour. Un cataclysme tellurique s’abat sur leur relation, mais celle-ci va résister. L’amour, dans ce roman, est mis clairement en avant. Le mot «amour» est ainsi évoqué à de nombreuses reprises durant le dénouement final du récit. Thérèse «n’est pas seule, parce qu’il y a l’amour, et l’amour l’accompagne et l’amour la pousse en avant.»

Thérèse a été capable de dominer la montagne qui «est méchante, elle est toute-puissante, mais voilà qu’une faible femme s’est levée contre elle et qu’elle l’a vaincue, parce qu’elle aimait, parce qu’elle a osé». On imagine que l’épithète «faible» qualifierait tout aussi bien un homme. Aimé était faible, Samuel aussi, Farinet également face à la terrible puissance minérale des montagnes. Tout homme qui, malgré sa petitesse et sa faiblesse, peut faire renaître la vie là où il y a la mort, s’il en a le courage et s’il se laisse porter par la puissance de l’amour.

A la fin du roman, Ramuz installe de plus une poétique de sa propre écriture, précisément une écriture du courage et de l’amour qui sait sauver la vie au milieu de la mort du monde: «Elle aura trouvé les mots qu’il fallait dire, elle sera venue, avec son secret; ayant la vie en elle, elle a été là où il n’y avait plus la vie; elle ramène ce qui est vivant du milieu de ce qui est mort.» L’écrivain, par son travail, nourrit en lui la flamme de la vie et ramène la vie là où était le néant de l’existence superficielle et dévoyée des hommes.

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