Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Occident express 79

David Laufer
La Nation n° 2172 9 avril 2021

Lorsque l'e-mail de cette journaliste est apparu sur mon écran, j'en ai deviné le contenu avant même de l'ouvrir. On me proposait de brosser mon portrait dans un magazine populaire: les confidences d'un étranger à Belgrade. J'ai alors fait remarquer à cette reporter, le plus gentiment du monde, que j'avais accordé de tels entretiens dans la presse écrite, à la radio et à la télé si souvent que je ne pouvais plus les compter, et toujours selon le même angle. Après dix ans passés dans cette ville, n'avais-je pas gagné le droit d'y parler comme un autochtone? Etait-il encore pertinent de me présenter comme un étranger? Elle a insisté un tout petit peu et puis nous avons, en bons termes, abandonné ce projet éditorial. Sans en être consciente, cette jeune femme exprimait un complexe national auquel j'ai fini par m'habituer. Pour les Serbes, en effet, je suis avant tout un étranger, et tout le reste ensuite. Peu importe que je parle leur langue, que je connaisse leur histoire et que je sois marié avec une des leurs. C'est ce «notre» pour dire «serbe», comme dans «notre joueur de tennis» pour parler de Djokovic, dont j'ai déjà parlé, ce sentiment qu'ont les Serbes d'être une seule et même famille liée par le sang et par l'histoire. Derrière ce provincialisme évident se cache toutefois un complexe plus subtil. La perception que les Serbes ont d'eux-mêmes est un labyrinthe. Est-ce d'avoir constitué un puissant empire au Moyen-Age, d'avoir vaincu des ennemis formidables dans les deux guerres mondiales? Il reste que les Serbes se pensent comme une grande nation européenne. Et, tout à la fois, ils sont conscients jusqu'à l'absurde de l'abysse qui existe entre cette perception de grandeur et la réalité de leur quasi-insignifiance. Ce grand écart moral est le carburant de la forme particulière d'humour noir et tragi-comique qui hante la littérature, le théâtre et le cinéma serbes, succession de personnages boursouflés d'orgueil et comiques dans leur ineptitude. C'est bien pour cela qu'ils sont si curieux de savoir ce qu'un étranger pense d'eux. Seul un étranger leur offrira une vision équilibrée, à mi-chemin entre leurs illusions romantiques et les aspects les moins reluisants de leur réalité. Comme Brigitte Bardot, dans Le Mépris, qui demande à longueur de journée à Michel Piccoli s'il la trouve belle, les Serbes ont un besoin touchant, et parfois lassant, d'être rassurés et de se sentir considérés. J'ai une amie qui est née à Split et qui vit sur l'île de Hvar, à deux heures de bateau de chez elle. En dépit de ses décennies de résidence et de son origine toute proche, elle a conscience qu'elle sera toujours une étrangère chez elle, ainsi l'exigent les coutumes insulaires. Mon statut d'étranger à Belgrade est distinct de celui-là. J'y suis plutôt un arbitre, suisse donc impartial, dont on attend la sanction le cœur battant. Ou un psychologue, dont on espère qu'il saura vous soulager de vos excès d'amour-propre et d'autocritique.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: