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Michel Corboz (1934-2021), la passion de la voix

Frédéric Monnier
La Nation n° 2184 24 septembre 2021

Lorsque, au milieu des années huitante, je voulus suivre les cours de direction chorale de Michel Corboz au Conservatoire de Genève, un ami chef de chœur, qui avait suivi ces mêmes cours, m’avertit: «Tu verras, Corboz n’est pas vraiment quelqu’un de très structuré dans son enseignement, c’est d’abord un instinctif.» Effectivement, je m’en rendis vite compte: il n’était pas rare que, nous demandant de travailler à la maison un extrait d’une œuvre chorale, il passât la semaine suivante à autre chose, ayant quasiment oublié le devoir qu’il nous avait donné! Ce qui l’intéressait, ce n’était pas tant de nous apprendre à battre des mesures à deux, trois ou quatre temps, que de voir comment nous transmettions nos intentions musicales. Ayant eu le privilège d’être appelé à chanter au sein de son Ensemble Vocal de Lausanne (ci-après EVL), j’y appris, en fin de compte, davantage que durant les trois ans de cours à Genève.

Ce qui me frappa, dès mes débuts dans ce prestigieux ensemble, était ce mélange réussi de chanteurs déjà professionnels ou en formation et d’amateurs éclairés; Corboz ne cherchait pas forcément de grandes voix, mais était attentif à leur couleur et à leur capacité à fusionner (gare à celui ou celle qui voulait mettre sa voix en avant!). Il avait en horreur un son «minéral», figé; ce souci constant de la souplesse de la voix et du phrasé lui venait certainement de sa pratique du chant grégorien dès son enfance fribourgeoise, et il en irriguait ses interprétations: ainsi, dans les chorals de Bach, il visait l’horizontalité de la ligne, contrairement à une certaine tradition germanique où la verticalité primait. Il aimait bousculer non seulement ses chanteurs, les forçant à sortir de leur confort vocal pour les pousser à aller au fond d’eux-mêmes et en tirer le meilleur, mais aussi les tempi, d’où cette ferveur, cette chaleur que dégageaient ses interprétations, et dans lesquelles l’air circulait.

L’EVL n’était pas non plus un chœur forcément virtuose, comme par exemple le chœur Monteverdi de John Eliot Gardiner, chef que Corboz admirait pour sa précision, mais qui ne le faisait pas rêver. Précis, Corboz ne l’était effectivement guère dans sa gestique, et un compositeur comme Frank Martin, rythmicien hors-pair, lui posait quelques problèmes; mais son charisme, son remarquable instinct musical, sa façon de communiquer ses intentions compensaient largement cette relative faiblesse.

Corboz pouvait répéter de longues minutes sur une ou deux mesures et était alors capable de colères homériques parce qu’il n’obtenait pas le son et l’expression qu’il recherchait. Je me souviens par exemple comment il insistait sur deux (!) notes chantées par les sopranos 1 dans l’extraordinaire adagio du Confiteor de la Messe en si de Bach, deux notes pas difficiles techniquement, puisque se situant dans le médium de la voix (la et si bémol), mais chantées «à vide», sans aucun accompagnement, donc délicates de justesse et d’intonation. La tension pouvait alors être à son comble lors des répétitions, puis, par une plaisanterie ou un de ces sourires charmeurs dont il avait le secret, il parvenait à détendre l’atmosphère… non sans avoir obtenu finalement ce qu’il désirait!

L’héritage qu’il nous laisse est immense. On pourrait parler longuement de son influence en France, au Portugal (où il était chef invité du chœur de la Fondation Gulbenkian), au Japon (l’EVL s’y est rendu maintes fois), voire en Argentine. Pour ce qui est de la Suisse romande1, il faut souligner son rôle de formateur: bien des chanteurs solistes lui doivent leur début de carrière; on ne compte plus les chefs de chœur, membres ou non de l’EVL, qui ont reçu de lui une empreinte marquante; et si la Suisse romande compte un nombre appréciable de chœurs de qualité, elle le doit en bonne partie au chef fribourgeois.

Corboz n’était jamais si inspiré et inspirant qu’en concert. Il avait besoin de la présence du public pour atteindre à des sommets d’émotion musicale; il n’y avait jamais rien de routinier avec lui, et il parvenait à insuffler aux œuvres qu’il avait dirigées des dizaines et des dizaines de fois, comme le Requiem de Mozart ou les Passions de Bach, une intensité incroyable, tellement il les vivait de l’intérieur.

Un dernier mot concernant son imposant legs discographique, composé presque entièrement de musique sacrée. Si certains enregistrements des années soixante et septante sous le fameux label français Erato peuvent paraître datés sur le plan du style, on est redevable à Corboz d’avoir été un des pionniers de la redécouverte de Monteverdi à la fin des années soixante; dans son premier enregistrement de la Messe en si de Bach en 1972 (trois autres ont suivi depuis!), il cherchait déjà instinctivement à alléger les voix et l’orchestre, ce qui est devenu courant dès les années huitante avec la vague du renouveau baroque et des ensembles «historiquement informés». S’il fallait choisir parmi des dizaines d’autres, je retiendrais ses enregistrements de Mendelssohn, compositeur dont la vocalité lui convenait parfaitement, mais aussi ces disques précieux de messes avec orgue de Saint-Saëns, Vierne, Gounod et Albert Alain (avec l’organiste Marie-Claire Alain, fille de ce dernier); enfin, nos compatriotes Arthur Honegger (Le Roi David, la rare Judith, sur un texte de René Morax, La Danse des Morts, Une cantate de Noël) et Frank Martin (Golgotha, In Terra Pax, Et la vie l’emporta) ont été admirablement servis par ce passionné de la voix.

Notes:

1  Curieusement, l’EVL n’a guère été invité en Suisse allemande, mais il partage cette particularité avec d’autres ensembles, comme l’Orchestre de chambre de Lausanne et l’Orchestre de la Suisse romande; il n’est pas exagéré de parler ici d’un Röstigraben musical…

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