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Le virus diviseur

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2184 24 septembre 2021

Il y a ceux qui sont prudemment confiants dans les autorités. Ils ont préféré les risques d’un vaccin précocement mis sur le marché à ceux d’une non-vaccination. Ils n’ont pas d’idée scientifique particulière sur les différentes sortes de vaccin. Sur le principe, ils acceptent l’intervention du pouvoir, lors même qu’ils jugent contestables ou incompréhensibles certaines de ses décisions. Ils se plient en maugréant à ses exigences, les considérant comme un mauvais et trop long moment à passer.

En face, il y a ceux qui refusent le vaccin. Leurs motifs sont divers. Certains refusent le principe même d’un vaccin, quelle que soit la maladie. D’autres mettent en cause les produits choisis par la Suisse. Ils jugent qu’ils ne sont pas aboutis, ou pas efficaces, ou pas sans danger. D’autres encore ne supportent pas que l’Etat et ses services choisissent pour eux, au détriment de leur liberté. Les derniers, enfin, inscrivent l’affaire dans la perspective générale d’une décadence de l’Occident, avec la suppression des libertés individuelles et l’émergence d’un Etat mondial, le tout planifié par les multinationales numériques, qui sont le vrai pouvoir. Ils dénoncent aussi ce qu’ils considèrent comme une docilité aveugle et irresponsable de nos autorités à l’égard des entreprises pharmaceutiques.

Entre les deux «camps», comme dans le débat climatique, l’échange ne cesse de se durcir. Chacun se réfère à des statistiques percutantes, à des exemples décisifs, à des démonstrations de savants au-dessus de tout soupçon. Le débat devient religieux. Des choix, effectués au départ dans une relative incertitude, se transforment en certitudes absolues; des craintes légitimes deviennent, au fil des jours, des dogmes, ou des hérésies.

Des dérives passionnelles apparaissent. Nous soulignons, par prudence, que nous parlons bien de dérives  et non d’une attitude générale. L’officialité sanitaire dérive dès lors qu’elle est infantilisante, despotique et punitive. En France, la dérive officielle est brutale. Un journal titre: «Les antivax ont du sang sur les mains!» Un conseiller ministériel promet qu’on va leur faire «une vie de merde». Du côté des antivax, la dérive est victimaire, complotiste et prolixe. Les dérivants nous accablent quotidiennement de révélations, de démonstrations et de dénonciations. La dernière, reçue dimanche passé, nous classe – avec tous les vaccinés anonymes – parmi les «abrutis».

Cet affrontement monomaniaque ramène tout à lui. Les autres problèmes politiques sont oubliés, réduits à rien. La division s’installe dans les familles, entre des amis de vieille date, entre des compagnons de lutte. On ne peut s’empêcher de penser à «Un dîner en famille», ce fameux dessin en deux cases, signé Caran d’Ache et paru dans le Figaro le 14 février 1898. La première case représente une longue tablée de bons bourgeois gentiment guindés s’apprêtant à festoyer. Le grand-père, au bout de la table, lève solennellement le doigt: «Surtout, ne parlons pas de l’affaire Dreyfus!» Le deuxième dessin représente les mêmes personnes, mais tout est sens dessus dessous, la vaisselle est en miettes, tout le monde insulte tout le monde, un digne professeur étrangle une dame tombée à terre tandis qu’une matrone poignarde à coups de fourchette un convive écrasé sur la table, le petit chien hurle à la mort. Commentaire de l’auteur: «Ils en ont parlé…»

L’ampleur et la dureté de la controverse s’expliquent peut-être aussi par le fait que l’affaire du covid a cristallisé un sentiment plus ancien de perte de maîtrise du citoyen face à l’Etat, à l’administration, aux réseaux sociaux, aux pouvoirs numériques, en un mot, face à un monde toujours plus incompréhensible.

Quoi qu’on pense sur le fond des décisions de l’Etat, c’est un fait qu’elles lèsent en permanence nos libertés quotidiennes: aller et venir sans rendre compte du pourquoi et du comment; voir les visages et montrer le sien dans leur vérité toute nue; respirer à pleins poumons plutôt qu’à travers une guenille étouffante; se réunir, à quelques-uns ou à beaucoup, sans demander la permission; décider soi-même de se faire vacciner ou non; pouvoir s’exprimer sereinement sur ces questions. Et le carcan est encore plus étroit et plus lourd pour ceux qui refusent le vaccin.

Les individus ne sont pas les seuls à être touchés: les cantons aussi sont diminués dans leur autonomie, ainsi que les Eglises, les écoles et mille associations, professionnelles ou autres.

Nous savons aussi d’expérience que l’administration fédérale se trouve fort bien des pleins pouvoirs et qu’elle a toutes les peines du monde à restituer une compétence obtenue en temps de crise. Cela ne lui déplairait pas de s’installer durablement, et nous avec, dans la perspective d’une crise permanente. 

Cette perspective d’une prolongation indéfinie des pleins pouvoirs est psychologiquement un point crucial. Elle explique probablement une bonne partie des excès des opposants. Les Romains, plus avisés que les Helvètes, limitaient à six mois le mandat de leurs dictateurs.

Le risque ultime est que le citoyen ne s’accoutume dans sa tête et son cœur à cette privation de libertés, qu’il finisse par aimer ça, comme Winston Smith finit par aimer Big Brother.

Cela dit, est-ce le meilleur moyen de répondre à ces menaces réelles que d’attiser en soi une fureur permanente contre ceux qui ne partagent pas notre avis, de radicaliser le débat, de faire monter la pression? Nous croyons au contraire que c’est une attitude individualiste, inutilement diviseuse et politiquement sans issue. On le voit avec les manifestations du 9 septembre dernier, à Berne, qui n’auront pas plus de suite utile que la révolution sans chef des Gilets jaunes ou l’«assaut» sans espoir des forces trumpiennes contre le Capitole.

Le référendum du 28 novembre prochain sur la nouvelle «loi covid», qui pose la base légale nécessaire à l’existence du certificat sanitaire va focaliser les énergies et les discours. Quel que soit le résultat de la votation populaire, il faudra ensuite s’attaquer à la loi sur les épidémies. A elle seule, elle contient suffisamment d’ingrédients pour normaliser les pleins pouvoirs en matière de santé, ou les soustraire à tout contrôle politique.

D’ici là, et quelle que soit notre position personnelle en matière de vaccin, de confinement, de masque et de passeport sanitaire, ne nous trompons pas de cible, ne brisons pas des liens durables pour la seule satisfaction d’«avoir raison», ne perdons pas de vue les finalités permanentes du combat politique!

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