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Occident express 90

David Laufer
La Nation n° 2184 24 septembre 2021

Il était trois heures de l’après-midi, le soleil frappait fort, et les haut-parleurs accrochés au noyer qui nous faisait de l’ombre déversaient des standards du rock revisités en bossa-nova. Nous avions de la chance, l’établissement qui se voulait chic avait opté pour une musique qui, bien que d’un mauvais goût très sûr, n’était pas physiquement insupportable. Sur cette terrasse ombragée du centre de Belgrade, alors même que le repas était délicieux et que le vin était idéal, cette musique agissait comme un moustique dans une chambre d’hôtel avec vue sur la lagune. Dans tous les cafés, les restaurants, les magasins, sur les plages de l’Adriatique, le long des pistes de ski à Kopaonik, dans les taxis, les trams et les bus, où que l’on soit en Serbie et dans les pays qui l’entourent, on est submergé de musique. Le plus souvent c’est une musique locale, un pop aux accents turcs et au rythme répétitif qui vous tape sur les nerfs comme la petite goutte de la torture chinoise. En face de chez moi, dans le petit café où j’aime me rendre le matin pour commencer ma journée, la musique commence dès l’ouverture à 7h du matin. Il faut ajouter à cela que Belgrade est une ville bruyante, très bruyante même. Les voitures qui font hurler leurs moteurs, les innombrables chantiers de construction ou de réparation des routes, les trams préhistoriques dont les roues grincent et gémissent sur les voies mal ajustées, tout siffle, craque, bruisse, geint, pétarade. Ainsi cette musique omniprésente n’est pas uniquement une atteinte au bon goût – le mien, donc –, c’est également une couche supplémentaire de pollution sonore que l’on comprend d’autant moins que personne ne semble l’apprécier. Un café ou un restaurant sans musique sonore et abrutissante pourrait tout aussi bien ne rien servir, ou fermer. Mon père souffre d’une incapacité complète à entendre de la musique sans l’écouter. A la limite, on peut lire ou repriser ses chaussettes en écoutant la radio. Mais parler par-dessus et transformer la musique en bruit de fond provoque toujours chez lui une incompréhension scandalisée. Pourtant, petit à petit, nous nous sommes tous habitués à entendre plus qu’à écouter. La dématérialisation des supports a décuplé ces tendances, rendant possible de posséder toutes les intégrales de tous les genres possibles et imaginables sur son smartphone. Nous écoutons des chansons et des symphonies avec nos écouteurs, du matin au soir. Le silence nous est insupportable, de même que l’ennui. Tous nos sens doivent être stimulés en permanence. En écrivant ce texte, je suis moi-même bercé par les compositions du jeune compositeur allemand Nils Frahm, qui m’inspire sans m’égarer. Je cuisine en musique, je marche en musique, je conduis ma voiture en musique. En Serbie, le phénomène est particulièrement sensible car tout ici est exagéré, parfois même grotesque. Ainsi devient visible et manifeste ce qui, ailleurs, peut être commodément dissimulé sous quelques couches de civilisation et de règlements. Or c’est un fait, la musique est devenue aujourd’hui un bruit de fond. La bande pas très originale de nos vies.

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