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Une initiative malheureusement irrecevable

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2187 5 novembre 2021

Il y a depuis trop longtemps trop peu de personnel soignant en Suisse, malgré l’apport des travailleurs étrangers, frontaliers ou autres, dont la pandémie a d’ailleurs montré qu’ils pouvaient faire défaut d’un jour à l’autre. La surcharge de travail individuel due à ce manque chronique, avec le stress et l’épuisement qui l’accompagnent, dissuadent les jeunes d’apprendre le métier, contraignent de nombreux infirmiers à réduire leur taux d’activité, en amènent d’autres à prendre leur retraite avant l’heure. Certains changent carrément de métier après quelques années. D’ici huit ans, affirme l’Association suisse des infirmières et infirmiers (ASI), il manquera plus de quarante mille diplômés.

Dans le même temps, la croissance démographique, l’allongement de la durée de la vie et le développement de l’offre technique augmentent les besoins – et les coûts – hospitaliers.

De loin en loin, la grande presse nous apprend que les infirmières des EMS, ou des maternités, ou des services d’urgence, sans parler des autres, sont en train de craquer. Et quelques jours après, un ponte hospitalier ou politique, invité par cette même grande presse, aligne les poncifs d’usage dans un article lénifiant qui nous apprend que le personnel soignant fait un boulot formidable, qu’il relève des défis incroyables dans des conditions inimaginables. En d’autres termes, c’est dur, les gars, mais on peut le faire, on va le faire! Et l’incident est clos.

En temps de pandémie (en tout cas les six premiers mois), on sort sur son balcon et on applaudit les infirmières tous les soirs et on est content de soi parce qu’on s’est montré solidaire. Et après? après, rien du tout.

Ce refus obstiné de prendre des mesures pour améliorer une situation durablement intenable explique le lancement de l’initiative de l’ASI «Pour des soins infirmiers forts». Soutenue par plusieurs syndicats, dont Unia, et de nombreuses associations en lien avec les soins, comme la FMH, Pharmasuisse ou la haute école de La Source, elle exige que «la Confédération et les cantons […] veillent à ce que chacun ait accès à des soins infirmiers suffisants et de qualité». A cet effet, ils doivent garantir «qu’il y ait un nombre suffisant d’infirmiers diplômés pour couvrir les besoins croissants». Selon les dispositions transitoires de l’initiative, cela passera par une amélioration de la formation, des conditions de travail, des rémunérations et des possibilités d’évoluer dans la carrière. En outre, l’initiative veut revaloriser la profession en autorisant le personnel infirmier à prescrire des soins (dûment énumérés) sans directive médicale et, pour certains, remboursables par les assurances.

Les auteurs de l’initiative se sont focalisés sur l’amélioration de leur profession, ce qui est légitime, mais ce qui les conduit à passer trop rapidement sur les aspects institutionnels. Pour être cohérent avec la Constitution dans son ensemble, mais aussi pour être efficace, un article constitutionnel doit respecter la répartition usuelle des compétences. En l’occurrence, les questions, essentielles, de rémunération et de conditions de travail se règlent entre les partenaires sociaux et sur le plan cantonal. C’est l’approche la plus difficile, mais la plus réaliste. Ce n’est pas ce que fait l’initiative, qui les confie directement au pouvoir fédéral. Elle se montre ainsi, d’un seul coup, à la fois étatiste et centralisatrice. Ne traitant pas les choses au bon niveau, elle annonce une de ces lois tentaculaires et labyrinthiques qu’adore la bureaucratie fédérale.

Il faut aussi parler du new public management qui, il y a une vingtaine d’années, a envahi le monde hospitalier européen. Dans L’hôpital, une nouvelle industrie, paru en janvier 2020 dans la collection Tracts Gallimard, le docteur Stéphane Velut décrit d’une façon terrifiante la prise de pouvoir progressive des gestionnaires, non seulement dans l’organisation matérielle des réseaux hospitaliers en général et de chaque hôpital en particulier, mais aussi dans la politique du personnel, dans le rôle des cadres, directeur compris, dans les acquisitions techniques, dans la durée des hospitalisations et même dans les priorités médicales1.

Cela débouche sur un système de travail «en flux tendu», où les personnes ne sont plus que des rouages entraînés dans une course folle et sans fin, dans une ambiance d’embauche à la baisse aggravée par la pression constante de la «concurrence hospitalière». Là est le problème de base, qui aggrave les autres et les rend insolubles.

On n’arrivera à rien tant qu’on ne mettra pas en cause cette idéologie «toyotiste» qui, quels que soient la formation et les salaires des infirmières, continuera de pourrir les relations hospitalières et le travail du personnel soignant. Et ça, on ne le fera pas à coups d’initiatives. C’est l’affaire directe du pouvoir cantonal, non comme chef de l’administration, mais comme responsable politique du bien commun.

Nous acceptons les constats des initiants, mais nous ne pouvons les suivre dans la forme institutionnelle qu’ils donnent à leurs solutions. Nous ne pouvons que refuser et engager nos lecteurs à refuser l’initiative «Pour des soins infirmiers forts».

Notes:

1  Voir l’article de Jacques Perrin dans La Nation N° 2164 du 18 décembre 2020.

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