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Journalisme justicier?

Jean-François Cavin
La Nation n° 2196 11 mars 2022

La rédaction de Tamedia s’est indignée de ne pouvoir publier des informations sur les détenteurs – présentés comme peu recommandables – de comptes auprès de Credit Suisse, volées à la banque par un lanceur d’alerte avant d’être transmises à divers journaux. Car l’article 47 de la loi fédérale sur les banques punit de la prison, jusqu’à trois ans, celui qui a révélé un secret qui lui a été confié en violation du secret bancaire ou exploite ce secret à son profit ou au profit d’un tiers. Cette disposition, qui date de 2015, entraverait la liberté de la presse; contrairement à leurs confrères étrangers, qui ont publié ces données dérobées à Credit Suisse impunément, nos enquêteurs et journalistes seraient ainsi «muselés», alors même que leurs révélations seraient «d’intérêt public».

D’intérêt public? Voire. Les activités des banques sont très encadrées. Les dispositions légales sur le blanchiment d’argent d’origine délictueuse ou illicite, ainsi que d’autres prescriptions, les obligent à opérer de multiples vérifications et à refuser les dépôts non conformes aux exigences. La FINMA exerce des contrôles. Les autorités de poursuite pénale peuvent être saisies. En première approche, on pourrait dire ceci: ou bien la banque a violé la loi en acceptant et en gérant des fonds proscrits, et il appartient aux autorités – non à la presse – de poursuivre et de sévir; ou bien la banque est restée dans les limites autorisées – même si certains déposants ne sont pas sympathiques – et il n’y a rien à dénoncer au nom de l’intérêt public.

Certes, il peut exister des cas-limite, ou une zone grise, où l’on s’étonnera occasionnellement de l’inaction des autorités, éventuellement mal renseignées. Mais cela ne justifie pas pour autant toute exposition d’un établissement financier et de ses clients au pilori journalistique. Car face au prétendu intérêt public commandant la transparence, n’oublions pas l’intérêt privé légitime au maintien du secret. Les affaires d’un déposant ne regardent en principe pas le public et la confidentialité des transactions privées est aussi un bien digne de la protection de l’Etat.

D’ailleurs, ce journaliste prêt à dévoiler un éventuel scandale, qui est-il pour se poser en juge? Même s’il enquête avec un souci d’objectivité, même s’il vérifie soigneusement certains faits, ses investigations n’offrent pas les garanties d’une procédure judiciaire. Il est incertain que les intéressés, même interrogés, soient pleinement entendus; pourquoi d’ailleurs répondraient-ils à des questions indiscrètes? L’administration des preuves reste rudimentaire, se heurtant par exemple à l’impossibilité de perquisitionner. Et, même pour un journaliste normalement honnête, la tentation de réussir un coup médiatique est un puissant moteur pour mener l’instruction à charge.

On voit bien la difficulté de trouver des certitudes dans le cas qui défraie la chronique. Selon Credit Suisse, dans leur grande majorité, les comptes en cause ont été fermés avant 2015, et 90% d’entre eux avant l’enquête des médias. Où est l’intérêt public de remonter dans le passé? Et pourquoi présumer que l’argent déposé par le président algérien de l’époque ou le roi de Jordanie, ou encore par certains généraux ou hauts fonctionnaires étrangers, est d’origine illégale? Une personnalité qualifiée de «sulfureuse» doit-elle être mise au ban de la société alors qu’aucun acte condamnable n’a encore été établi? Est-on coupable dès qu’on est puissant et mal vu de l’opinion publique du moment?

Le Conseil national a décidé de rouvrir la réflexion sur l’article 47 de la loi sur les banques. Nous n’excluons pas qu’une analyse plus fine du problème conduise à exonérer le journaliste de la responsabilité pénale, sous de strictes conditions, dans des cas rarissimes où l’intérêt public est vraiment en jeu. Mais cela doit rester l’exception. L’utilisation du produit d’un vol, qui s’apparente au recel, doit en principe tomber sous le coup de la loi. Et l’on ne saurait confondre l’intérêt public avec celui de la presse parfois friande de scandales.

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