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L’ordre international, la guerre, la neutralité

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2200 6 mai 2022

L’ordre international, c’est principalement la stabilisation des rapports de force entre les puissants. C’est une paix par absence de conflit, c’est-à-dire la forme de paix la plus rudimentaire qui soit. Cet ordre est partiel, et non dépourvu de cynisme, puisque les peuples qui étaient asservis au moment de la stabilisation sont condamnés à le rester. Leur esclavage est le prix de la paix. Ce fut le sort des Etats satellites de l’URSS durant plus de quarante années. L’«équilibre de la terreur» qui en résulta retint les Soviétiques et le «monde libre» de s’affronter dans une guerre dévastatrice.

La vie trouve toujours un chemin. Si cette paix relative dure, on voit réapparaître des relations diplomatiques, des accords et des traités, lesquels engendrent un début de droit international. Ce droit est des plus utile, mais toujours brinquebalant, n’étant pas garanti par une autorité supérieure qui disposerait des moyens de le faire respecter. Dès lors, il suffit qu’un des puissants le bafoue, notamment en violant la souveraineté d’un autre Etat, pour que, de proche en proche, le déséquilibre s’étende à tous les Etats. C’est ce que nous vivons depuis un peu plus de deux mois.

La Suisse a réprouvé officiellement l’invasion de l’Ukraine par la Russie. On peut soutenir que condamner, au nom du droit international, l’agression contre un Etat souverain est compatible avec notre neutralité. Devions-nous aller plus loin?

La position du Conseil fédéral n’était pas facile. La neutralité politique n’est jamais très bien vue des Etats en guerre, qui n’y voient qu’égoïsme et pleutrerie. Elle l’est encore moins de nos jours, où une communication moralisante omniprésente remplace la réflexion politique. Or, plus on moralise une guerre, moins la neutralité paraît concevable. En d’autres termes, si la Suisse avait poursuivi sans broncher son petit bonhomme de chemin, se contentant de proclamer abstraitement sa neutralité, elle aurait été de facto rangée du côté des Russes, accusée de contribuer à leur effort de guerre, et traitée comme telle par les Etats occidentaux.

D’énormes pressions morales et politiques ont été exercées sur le Conseil fédéral, par l’Ukraine, par l’Union européenne, par la presse internationale, par des parlementaires de tous bords. Il a fini par céder et reprendre explicitement les sanctions de l’Union européenne.

Les juristes fédéraux s’efforcent de «prouver» que nous sommes encore neutres. Vains efforts: la neutralité n’a de sens que si les autres gouvernements y croient. Les Russes et les Biélorusses n’y croient plus, qui le déplorent, M. Biden, qui s’en félicite, pas davantage.

Les sanctions européennes sont conduites dans la perspective d’un blocus qui se durcit constamment, à l’image de la rhétorique des protagonistes – évocation du nucléaire du côté russe, dénonciation d’un génocide du côté américain. Cette escalade belliqueuse annonce une guerre sans fin qu’on conduira à coups de milliards jusqu’à la reddition inconditionnelle de la Russie, ce qui n’est pas pour demain. Il est difficile de se prétendre neutre tout en y contribuant.

Les Suisses ne sont pas habitués à ne pas être neutres. Portés par l’enthousiasme des néo-convertis, nos conseillers fédéraux en ont un peu trop fait. Ils se sont vantés publiquement d’avoir exécuté les sanctions mieux que tous les autres, ils ont même, par Mme Amherd, suggéré des évictions supplémentaires de Russes ou de Biélorusses des organismes internationaux. Un vrai concours de fayotage!

Le Conseil fédéral sait pourtant qu’être neutre, ce n’est pas simplement éviter de prendre parti. La neutralité est une politique complexe, conduite au jour le jour et bien souvent au toucher. Car il faut veiller à ce qu’aucune des parties ne profite de quelque manière que ce soit de notre retenue pour contourner les mesures prises par l’autre. Il faut aussi faire en sorte que les entreprises suisses n’abusent pas de la situation pour livrer une concurrence déloyale aux entreprises des pays en guerre: c’est la pratique du «courant normal», selon laquelle le flux des échanges commerciaux doit rester comparable à ce qu’il était avant les hostilités. A partir de là, et en parfaite cohérence avec sa neutralité, le gouvernement fédéral a tout loisir d’interdire certaines importations ou exportations, de geler certains comptes et de mettre en cause certaines relations politiques.

Le Conseil fédéral se trouvait face à l’alternative suivante: soit agir souverainement en prenant des mesures autonomes dans le sens éprouvé de la neutralité et du courant normal, soit se laisser entraîner dans la course aux sanctions de l’Union européenne. Il a d’abord opté pour le premier terme, puis il a flanché.

Toutefois, dire que la Confédération a perdu sa neutralité d’une façon générale et définitive serait, pour l’heure, excessif, grâce à la force d’inertie de cette réputation séculaire. La Suisse peut encore reprendre l’initiative d’une politique de neutralité complète et convaincante, accompagnée d’un accueil généreux des réfugiés et d’une aide médicale et alimentaire à ceux qui restent. Elle a commencé à reprendre le contrôle en appliquant strictement nos règles sur l’exportation de matériel de guerre, notamment en interdisant à l’Allemagne de livrer de la munition suisse à l’Ukraine. Dans un autre ordre d’idée, la neutralité exige aussi que nous protégions les Russes résidant en Suisse contre les effets collatéraux, financiers, professionnels, touristiques, d’une poutinophobie extensive.

Pour les bons offices, en revanche, il lui faudra attendre d’avoir convaincu les belligérants de son retour à la neutralité pour les proposer.

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