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Un Etat n’est pas une personne

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2202 3 juin 2022

Certains de nos concitoyens, que la guerre à nos portes a transformés en foudres de guerre, dénoncent le fait que la Confédération assiste passivement à un conflit dans lequel un grand Etat en attaque un plus faible, affame et massacre sa population civile, ruine son économie, détruit ses villes. Pour eux, la morale exigerait que nous laissions tomber ce qui reste de notre neutralité et que nous nous engagions sans réserve contre la Russie et son chef. La reprise des sanctions de l’Union européenne est notoirement insuffisante. Il faut que la Suisse s’engage comme si elle était directement attaquée, livre des armes, adhère à l’OTAN en attendant d’expédier des contingents militaires en Ukraine. Elle a déjà pris un retard inadmissible, dont l’Histoire se souviendra. Leur exigence morale est telle que si l’on n’a pas tout donné, et tout de suite, on n’a rien donné.

Et dans les mois qui suivront? Pas de demi-mesures! Et pas de paix des braves! Il faut obtenir, quel qu’en soit le prix humain et financier, une capitulation définitive du camp du mal. Sa reddition, sans conditions ni traité, sera conclue par un tribunal pénal ad hoc, condamnant «exemplairement» (c’est-à-dire au moins au maximum) les responsables vaincus et fixant à leur pays une amende perpétuelle assez lourde pour l’empêcher à jamais de se relever.

Notons que cette intransigeance ne peut qu’induire le «méchant» à prolonger le combat, même sans espoir, dans le seul but de retarder l’échéance.

Plus les buts sont moraux, moins les moyens semblent avoir besoin de l’être. Une fin absolument morale autorise des moyens absolument immoraux. On se rappelle que la cause «juste, morale et bonne» du président Georges W. Bush avait justifié un déluge de bombes préventives sur l’Irak, destiné à l’empêcher de recourir à des moyens de destructions massives… dont on savait qu’ils n’existaient pas.

Doit-on en conclure qu’il faut évacuer la question morale de la politique, et souscrire à cette idée que la question du bien et du mal est une affaire exclusivement individuelle et que les relations entre les Etats ne sont qu’un brutal jeu de forces? Cette conception, qu’on qualifie parfois, à tort, de «réaliste», n’est pas la nôtre et ne l’a jamais été. Car l’acte politique, en tant qu’il vise le bien commun, est moral. Il est moral de chercher à réaliser le bien de son pays. Durant la Seconde Guerre mondiale, nos autorités politiques et militaires ont épargné les horreurs et les déchirements de la guerre – et de l’après-guerre – à plus de cinq millions d’Helvètes, tout en préservant notre indépendance. Ce fut une action politique éminemment morale, inspirée par le souci du bien commun à long terme de la Confédération1.

C’est aussi un fait que nous sommes spontanément portés à déplorer les malheurs des autres peuples et à leur apporter une aide humanitaire, financière, alimentaire et d’infrastructures.

L’erreur des «moralistes» n’est donc pas de plaider pour un comportement politique moral. Elle est de se tromper de niveau. Elle est de faire comme si un Etat était une personne individuelle, que ses décisions politiques engageraient seule et à ses seuls risques et périls.

Or, la décision politique engage un peuple tout entier. Ses conséquences sont innombrables et à long terme. Elles suscitent des réactions imprévisibles, sources de nouvelles conséquences. C’est dans cette perspective indéfiniment démultipliée que le politicien doit trier les faits, réfléchir, décider et agir, et pas sous le coup de ses sentiments personnels d’indignation… ou de peur du qu’en-dira-t-on. C’est dire que les critères du bien commun politique exigent de sa part une connaissance des événements, une prudence, un sens des proportions, de la mesure et de la durée qui dépassent complètement les perspectives morales du simple péquin.

Tous les Etats n’ont pas le même rôle dans le théâtre du monde. Quand un Etat est grand et puissant, sa force même lui crée une responsabilité dans l’équilibre du monde. C’est la pax romana. Pour un petit Etat comme la Suisse, ses frontières, qui sont aussi celles de ses grands voisins sourcilleux, circonscrivent exactement la zone d’action possible. Maintenir la paix et les libertés sur une surface de 41 285 km2 est le rôle de nos autorités. Aller au-delà relève de la présomption.

En restant fidèle à sa neutralité et en préservant l’universalité de ses relations internationales, la Suisse ne se désolidarise pas des malheurs du monde. Elle rappelle, à sa manière, qu’il y aura une paix après la guerre, et que cette paix ne sera juste que si on y associe toutes les parties. Cela aussi relève de la morale.

Notes:

1    Il est certain que le Conseil fédéral de l’époque a dû passablement louvoyer pour y arriver. Aujourd’hui, on ne voit plus que ce louvoiement, pour le lui reprocher, comme s’il était indifférent que nous ayons eu la guerre ou pas.

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