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Les libertés en débat

Lionel Hort
La Nation n° 2213 4 novembre 2022

Le mensuel romand Le Regard Libre1 a organisé fin septembre à Lausanne un débat consacré à l’évolution des libertés en Suisse au XXIe siècle. Les quatre conférenciers se sont montrés d’emblée d’accord sur un point: les libertés sont bel et bien menacées et la situation va se dégradant.

M. Olivier Delacrétaz – qui avait traité du sujet dans ces colonnes2 – a commencé par rappeler que parmi elles, c’était la liberté de penser – celle qui permet de poser un jugement relativement libre malgré les déterminismes qui nous étreignent – qui était particulièrement en danger, à cause de l’affaiblissement de la maîtrise de la langue. Et qu’un des principaux obstacles à l’existence de véritables débats était la stratégie du silence, c’est-à-dire l’absence systématique de réponses à certains types d’arguments ou de positions. Cette stratégie mène in fine à une simple «coexistence de monologues», empêchant le débat, même si celui-ci est théoriquement autorisé.

Mme Myret Zaki, journaliste économique, a rappelé que, depuis une cinquantaine d’années, de nombreuses libertés considérées en Occident comme acquises ont été peu à peu rongées par l’avènement de la société du risque. L’effervescence législative d’une part et le développement des nouvelles technologies d’autre part étouffent désormais la sphère privée. La pandémie, notamment, a favorisé l’essor de la surveillance numérique, la disparition de l’argent liquide, la réduction des voyages en avion, le télétravail, etc. – rejoignant par là certaines exigences des écologistes. Outre ces aspects concrets, Mme Zaki a insisté sur le danger posé par la cancel culture3 d’inspiration américaine. Celle-ci menace le pluralisme et la liberté d’expression, pilier des autres droits fondamentaux hérités de la victoire des démocraties libérales sur les idéologies totalitaires du XXe siècle.

Journaliste à Bon pour la tête depuis la mort de L’Hebdo, M. Jacques Pilet a relevé que la traditionnelle confiance des Suisses envers leurs autorités et leurs médias, liée à la nature communautaire d’un petit pays libre et neutre, était gravement mise à mal. La polarisation des opinions et les fractures sociales de plus en plus nombreuses sont particulièrement visibles aux Etats-Unis et en France, et sont parfois importées dans les cantons francophones. Il s’est aussi inquiété du développement du conformisme bien connu des journalistes en une véritable autocensure, signe selon lui d’une prégnance de plus en plus importante, dans le milieu médiatique suisse et européen, de la peur sur la raison.

Finalement, M. Olivier Meuwly, historien, a décrit le mécanisme qui a poussé la pensée libertaire des années septante à renier son héritage en devenant son exact opposé, c’est-à-dire une forme de pensée unique. A la suite des événements de Mai 68, l’extension des libertés, vues comme des droits individuels inaliénables, a conduit ceux-ci à se figer en autant de petites singularités. Ces singularités ont été sacralisées en de nouvelles identités indépassables. Elles exigent désormais une reconnaissance et une protection sociale, sous l’étendard d’un politiquement correct moralisateur, car victimaire. Etant systématiquement en concurrence, de par leur nature supposée égale et absolue, ces identités verrouillent le débat public, entre autres par le biais d’une judiciarisation des mœurs elle-aussi d’inspiration américaine.

L’influence des réseaux sociaux a aussi été abordée lors de la discussion, menée par M. Jonas Follonier du Regard Libre. Ces plateformes permettant de commenter et d’évaluer les contenus médiatiques ont grandement déstabilisé les journalistes. De plus, en ouvrant un espace de parole au plus grand nombre, celles-ci ont paradoxalement affaibli la liberté d’expression, en suscitant les phénomènes conjoints de censure par lynchage numérique massif et «d’infobésité», c’est-à-dire de trop-plein d’informations et de nouvelles, parfois fausses. Wokisme et complotisme ont finalement été renvoyés dos-à-dos comme symptômes de la crise du religieux et de la croyance et comme traduction d’un besoin humain d’absolu et de sens, face à la complexité grandissante du monde social.

Remarquons en guise de conclusion que le débat n’a fait qu’effleurer un aspect central, quoiqu’apparaissant en amont, de la question des libertés: son substrat anthropologique. Tout comme on ne décrète pas l’existence d’une nation – celle-ci reposant objectivement sur des mœurs façonnées par l’histoire –, de même, on ne décrète pas l’aptitude à la liberté. On y est plutôt éduqué. Or, c’est l’institution scolaire et une certaine conception égalitaire de la famille qu’il faut ici mettre en cause. Ce n’est pas un hasard si l’idéologie libertaire est concomitante à la faillite progressive de l’école. Sans en être la seule cause: des rapports familiaux dysfonctionnels, la multiplication des écrans, la dépendance toujours plus forte à l’Etat, ou encore l’hétérogénéité croissante des sociétés d’Europe occidentale y sont évidemment aussi pour quelque chose. Reste qu’une société de libertés n’est pensable qu’avec des citoyens autonomes.

Notes:

1   Voir son site internet à l’adresse: https://leregardlibre.com

2   Voir La Nation n°2192 du 14 janvier 2022.

3   «Culture de la censure ou de l’annulation» en français.

 

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