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Multiples dépossessions

Lionel Hort
La Nation n° 2253 17 mai 2024

Nous constatons que l’homme occidental fait face à de multiples dépossessions1. Elles affectent différemment l’Américain, le Français ou le Vaudois, mais chacun y est confronté à sa manière.

Suivant les années de formation, le travail représente une part importante de l’identité individuelle. Il recouvre vocations personnelles et fonction sociale, implique des connaissances, des habitudes et des rythmes. Dans une économie de service, le travail de bureau dans les entreprises et les administrations d’une certaine taille est soumis à l’impératif de mobilité et à l’infantilisation. Tentatives «ludiques» et inorganiques de faire naître l’esprit d’équipe ou tutoiement généralisé, généralisation du télétravail, extension des open space participatifs et fin des places de travail individuelles: autant de vieilles recettes retrouvées dans l’agitation post-pandémique. Et autant de pertes de repères pour le personnel.

La centralisation aussi marque une dépossession, lorsqu’elle lèse l’autonomie communale ou les souverainetés cantonales. La Confédération elle-même semble abdiquer ses compétences, sa neutralité aussi, face à l’Union européenne ou aux cours internationales. L’engagement institutionnel, l’initiative privée et les droits populaires perdent en efficacité et en portée, face à une bureaucratie qui ne sait plus à quelles règles elle est vraiment soumise.

Au-delà des institutions, ce sont aussi des références culturelles ou linguistiques qui s’effacent, privant le citoyen d’une part de son identité. Si les médias, l’école et les familles ne transmettent plus les codes, l’univers social devient illisible, les conditions de la vie en communauté – du soi-disant «vivre-ensemble» – ne sont plus réunies. Il y a fracture générationnelle. Conséquence logique de l’immigration de masse et des grandes industries culturelles américaines et françaises qui pèsent sur les Cantons romands.

Ces dynamiques dépossédantes, héritées de l’équilibre mondial conçu à la chute du mur de Berlin, ont pour la plupart une dimension technique, la période coïncidant avec l’essor d’internet. La fracture générationnelle passe aussi par là et pourtant les plus jeunes n’interrogent guère les dispositifs qu’ils utilisent. Tout le monde est cependant désormais concerné par l’économie de plateforme et par les réseaux sociaux. Perte de maîtrise sur ses données, choix politiques ou de consommation influencés par des algorithmes; nouveaux symptômes de la dépendance plus générale aux systèmes industriels mondialisés. Ces gains de confort et d’accès à l’information cachent mal les risques et les pertes d’autonomie individuelle, que la crise énergétique récente a remis en lumière à travers les risques de black out de ces deux derniers hivers.

Si les réponses politiques à cet état de fait sont aussi nombreuses que contradictoires, de l’altermondialisme au communautarisme, il faut dans un premier temps fuir comme la peste tout décadentisme déresponsabilisant. Au niveau personnel, reprendre la maîtrise de son environnement immédiat n’est pas impossible, en révisant par exemple ses habitudes de consommation et son usage des nouvelles technologies, dans une optique de réenracinement. Agir à sa portée, au niveau politique, professionnel et associatif, implique de ne pas être trop ambitieux et de récuser tout élan révolutionnaire, si vite déçu. Cela exige plutôt de s’investir – selon un esprit de milice bien compris – dans ce qui existe, soit de faire ce que l’on peut, sans aggraver les choses. Ces constats ainsi posés, nous traiterons des solutions proprement politiques dans un prochain numéro.

Notes:

1   Ces lignes sont issues de l’Entretien du mercredi 31 janvier 2024 à l’occasion duquel Félicien Monnier a présenté ses réflexions sur les phénomènes de dépossession, et de la discussion qui s’ensuivit. Ces préoccupations s’inscrivent dans le prolongement des travaux sur l’écologie et la politique entamés par la collection Pagus aux Cahiers de la Renaissance vaudoise.

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