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Pas envie

Jacques Perrin
La Nation n° 2280 30 mai 2025

Libération du 17 avril et 24 heures du 26 avril s’inquiètent de la dénatalité. Les femmes, sauf celles d’Afrique et du monde arabe, ont de moins en moins d’enfants. Beaucoup de couples ne veulent pas fonder une famille. Les mouvements no kids et childfree refusent de s’encombrer de bébés, exigeant parfois des espaces de vie d’où les enfants soient exclus.

Rappelons qu’il faut 2,1 enfants par femme pour permettre aux générations de se renouveler. En Suisse, le taux de fécondité était de 1,39 en 2022, 1,33 en 2023, 1,28 en 2024; 1,2 au Japon, 1,18 en Italie, 1,09 en Chine, 0,75 en Corée. Aucune nation riche et prospère n’échappe à la chute. Plus les femmes sont diplômées, moins elles ont d’enfants. Les incitations financières et les aides étatiques (en Suède, Hongrie, Allemagne, Danemark, Corée…) sont vaines.

Les raisons données aux refus d’engendrer sont les suivantes:

– Les couples ont d’autres intérêts: le travail, les voyages, les divertissements.

– Ils sont inquiets quant à l’état du monde (réchauffement climatique, surpopulation, guerres, montée des régimes «fascistes»).

– La parentalité intensive, la surveillance des enfants 24 heures sur 24 et la responsabilité à endosser sont inconciliables avec un travail prenant. Une double vie est pénible, à cause de la fatigue à la maison et du stress au travail.

– Dans certains pays (Espagne, Italie, Japon, Corée et Chine), le partage des tâches est peu pratiqué, la femme est excessivement mise à contribution.

– L’individualisation et l’égalité des sexes ont un inconvénient: tout partager, tout discuter et tout planifier par écrit, cela exige trop d’énergie.

Un dessin accompagnant l’article de Libération représente une roue de la fortune avec des losanges où figurent les mots enfant, voyage, écologie, charge mentale, travail. Un bon résumé.

Il est à noter que la réponse la plus fréquente à la question pourquoi ne voulez-vous pas d’enfant ? est: pas envie.

Le mot envie a deux sens. C’est d’abord une passion mauvaise qui consiste à s’affliger de la réussite d’autrui, pouvant aller jusqu’à lui nuire et à désirer son malheur.

C’est aussi un désir plus ou moins violent, souvent physique, une décharge nerveuse qui voudrait se manifester, une pulsion qui démange. Les femmes enceintes (il y en a) ont des envies subites…

C’est ce second sens que suppose la réponse «pas envie». Pour faire un jeu de mot facile, nous sommes moins en vie si nous n’avons plus d’envie. Ne pas avoir envie signale une forme dépressive d’ennui ou de dégoût.

Le mot envie est à la mode, surtout au pluriel. Laissez parler vos envies, nous disent les publicitaires, dressez une liste de vos envies-cadeaux ! Vos envies nous intéressent.

La modernité nous a promis le droit au bonheur, un monde où nos envies seraient toutes satisfaites: l’abondance alimentaire, la liberté sexuelle, une vie longue et en bonne santé. Les paradis artificiels sont à vendre aussi, moyennant un supplément.

Il se trouve que certaines envies et certains besoins se contredisent. Pour mener la belle vie promise, il faut de l’argent. L’argent se gagne par le travail. Il est nécessaire que le couple se consacre au labeur, le revenu d’un seul conjoint ne suffisant pas à assurer un bonheur acceptable. Or le travail n’est pas toujours agréable, ni intéressant, il vous stresse, vous consume. La venue d’un enfant complique le quotidien. Et ça coûte cher. Les enfants, comme les personnes très âgées, empêchent la jouissance sans entraves. Qui va s’occuper d’eux? A chacun sa tâche? On ne considère plus l’homme et la femme comme complémentaires; ils sont des concurrents sur le marché du travail. Dans le monde des envies, le calcul est roi. Les biens et les personnes sont sur pied d’égalité: un enfant, un chien ou une nouvelle voiture? Il faut choisir. Le droit au bonheur implique une mobilisation totale des hommes et des femmes en vue d’une productivité accrue. Chacun devient l’entrepreneur de soi-même. La performance au travail implique l’optimisation de soi, la remise en forme par une hygiène et un régime parfaits. Chercheurs, experts et coachs débitent conseils et injonctions. La globalisation produit un mode de vie identique où paradoxalement la créativité et l’authenticité sont exigées. La concurrence entre individus isole. Les communautés survivent mal, remplacées par des collectifs éphémères. On passe son temps à résoudre des problèmes, à se mettre à jour. La vie est en suspension d’un présent à l’autre. Tout est soluble dans la mode du moment. Le tsunami des informations et le bruit de la communication créent un vide angoissant. Chez les travailleurs, omniprésente est la peur d’être remplacés par l’intelligence artificielle ou un migrant peu coûteux, suivant la tâche à accomplir.

La vie, on n’en a qu’une, dit-on, après, il n’y a rien. L’érosion des religions annihile l’espérance. A quoi bon s’engager pour une cause? On prétend sauver la planète et prôner le droit des femmes, sans pour autant se priver de vacances dans un pays islamique où l’on se rend en avion… une envie comme une autre.

Que de contradictions! Que d’impasses! Dans un univers de ce genre, le manque d’énergie pour engendrer est compréhensible. Il se peut aussi que la dénatalité résulte d’une correction naturelle; nous sommes peut-être trop sur cette planète.

N’oublions pas cependant qu’un mur médiatique de narratifs publicitaires et propagandistes nous sépare de la réalité. Cela élime notre attention aux choses, aux personnes, au quotidien vécu. Tout n’est pas si affreux. Suivant l’exemple de Georges Bernanos, ne devenons pas des optimistes, imbéciles heureux, encore moins des pessimistes, imbéciles malheureux.

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