Un conte militaire de Carl Spitteler
Mariquita, c’est l’histoire d’un homme qui se réjouit de mourir. Belle comme une émeraude brute, la nouvelle de Carl Spitteler s’ouvre sur la scène où le personnage principal, don Rodrigo, apprend par son médecin qu’il est atteint d’une maladie mortelle. Cette perspective de sa mort prochaine le délivre «du souvenir qui empoisonne son existence».
La suite est un long retour en arrière. Narrée à la première personne du singulier, parue en feuilleton en 1880, cette nouvelle n’avait jamais été traduite en français. Elle relate les aventures d’un jeune officier espagnol en Amérique du Sud.
Fait remarquable, Spitteler est mentionné comme traducteur. L’auteur serait don Rodrigo lui-même. Bien évidemment, il s’agit là d’un jeu de masque destiné à donner à son récit d’aventure entièrement fictif une apparence ethnologique et réaliste, apparence que l’écrivain lui-même regardait sans doute avec une certaine ironie. C’est qu’il faisait avant tout confiance à l’intelligence des lecteurs de son temps, certainement friands des histoires exotiques, mais néanmoins capables de percer le vrai sujet de la nouvelle, à savoir celui d’un homme terrassé et anéanti à vie par une histoire d’amour malheureux et tragique.
En 1880, Spitteler n’avait que trente-cinq ans. C’était le début de sa carrière littéraire, il ne voyageait pas ou peu et, à ma connaissance, il ne maîtrisait pas l’espagnol. Ce fils d’une famille bâloise n’avait encore rien publié. Après ses études de théologie, il avait été un temps précepteur à Saint-Pétersbourg.
Contrairement à ce qui est dit dans la postface, le lieu où se déroule l’action de cette nouvelle n’est nullement essentiel. Non pas que Spitteler soit totalement indifférent aux mœurs et à la vie des tribus indigènes sous la colonisation, qu’il dépeint de manière plutôt réaliste, mais sa nouvelle nous plonge surtout dans le monde viril des jeunes soldats et leur goût de l’aventure. Il est question de rivalité, de conquête de femmes, de trahison, de vengeance, de duel et d’épreuve physique. Don Rodrigo partage sa chambre avec don José. Ils sont considérés comme amis. En réalité, don Rodrigo n’a pas beaucoup d’estime pour lui, un être «irrévérencieux» et «cynique», qui cherche les aventures amoureuses pour «satisfaire à sa distraction et à son amour-propre».
L’ennui aidant, et pour passer le temps, don José organise un voyage en bateau sur le rio Negro à l’initiative de doña Inez, une beauté créole, «la plus belle señora de la ville», que les deux hommes se disputent. Ce voyage vire au cauchemar pour don Rodrigo au moment où il tombe en disgrâce aux yeux de doña Inez pour être intervenu en faveur d’une jeune indienne qui refusait de se mettre à genoux devant la señora. Afin d’obtenir le pardon de doña Inez, il accepte de passer trois jours et trois nuits dans la jungle sans armes et sans défense, où il est rejoint par la jeune indienne Mariquita, la même qu’il a sauvée du fouet. A partir de là, c’est une histoire d’amour absolu entre elle et lui et de haine irréversible entre lui et don José qui a profité de son absence pour obtenir les faveurs de la señora.
Dans la postface, on peut lire en guise de conclusion: «Le fait qu’une vision critique de la colonisation ait été adressée au public bourgeois germanophone et que le miroir de son propre racisme, de sa propre misogynie lui ait été tendu demeure aussi remarquable qu’extraordinaire.»
Au regard du texte, et du texte uniquement, on est forcé de constater que cette interprétation ne repose sur rien ou presque. En fait, c’est un cas typique d’interprétation excessive. Un texte, littéraire a fortiori, dit ce qu’il dit et ne dit pas ce qu’il ne dit pas. A partir de là, il y en a qui savent tout et ne comprennent rien. Toujours est-il qu’on ne trouve nulle trace de critique colonialiste dans Mariquita, rien qui permet d’en déduire une approche anti-colonialiste, voire anti-raciste, ni d’ailleurs le contraire. Il est dommage que Carl Spitteler ne soit plus là pour répondre à la question. En tous les cas, il mériterait mieux que ces élucubrations de féminisme, d'anti-racisme et d'anti-colonialisme.
Notes:
Carl Spitteler, Mariquita Une nouvelle de la forêt vierge sud-américaine, Infolio, 2025.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Souveraineté numérique en acte – Editorial, Félicien Monnier
- Des Suisses au service de la Grèce – Colin Schmutz
- Une guerre désastreuse – Alexandre Pahud
- La colère et les algorithmes – Olivier Delacrétaz
- Quand la table enseigne à marcher dans le monde – Yannick Escher
- Vaud, champion trop discret de la prospérité suisse – Olivier Klunge
- Le F-35A ou rien – Edouard Hediger
- Pourquoi choisir? – Jean-François Cavin
- La monarchie reprend sa place – Le Coin du Ronchon
