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Fouilleurs d'horizon

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1824 23 novembre 2007
Une jeune politicienne me déclare avec ingénuité: «Moi, je suis plutôt du type visionnaire…». Elle ne se prétend nullement inspirée par l’au-delà. Simplement, dans l’idée que les choses vont toujours «de plus en plus», elle définit le futur comme un prolongement mécanique du passé récent, ou plus exactement de l’idée qu’elle se fait du passé récent: «les Suisses déménagent de plus en plus souvent dans un autre canton», «les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres», «les Eglises sont de plus en plus désertées», etc. Dans cette perspective, la décision politique se réduit à une acceptation de l’évolution inéluctable des choses.

Ces «visions» poussent toujours à l’unification: les communes doivent fusionner, à l’image des districts, lesquels sont d’ailleurs encore trop petits; les cantons doivent impérativement s’unir pour former des régions; l’école à demi fédéralisée attend de l’être complètement; la future police unique vaudoise rejoindra les autres polices cantonales pour constituer – enfin! – une police fédérale; les universités cantonales autonomes se métamorphosent en facultés de l’Université Suisse, etc.

Le problème, c’est que ce ne sont pas des visions. Lors de la campagne de 2003 contre la fusion des cantons de Vaud et de Genève, nous avions été frappé par le fait que ses partisans ne décrivaient jamais comment ils voyaient la nouvelle entité: ni drapeau, ni capitale, ni coutumes, ni institutions originales, rien! Le dessin des nouvelles frontières lui-même était condamné à changer au gré de nouvelles et incertaines fusions. Pas la moindre vision, donc, juste quelques idées très générales et vaguement chiffrées avec, en arrière-fond, un discours en boucle sur l’audace, l’ouverture et le changement.

Autre type de visionnaires, les «stratèges du Café du Commerce», qui brossent à grands traits l’avenir des prochains siècles, celui du Canton et de la Suisse pour les plus timorés, mais de préférence celui de l’Europe et de la planète. Ou encore les géographes des think tank, qui jouent au Monopoly avec les «bassins de population», les «axes routiers forts», les «méga(lo)poles» et autres «pôles d’excellence», et qui vaticinent sur le faite que la Suisse ne formera bientôt qu’une seule grande ville de Bâle à Locarno. Ça n’est pas tragique, pas très sérieux non plus. Mais cela pose la question: est-il pensable de se représenter le futur autrement que comme une projection de ses désirs, craintes et préjugés?

M. Claude Monnier exprime un doute à ce sujet dans le Matin-Dimanche du 18 novembre. Il prend l’exemple d’une amusante annonce publiée par un service du Gouvernement britannique offrant un poste de «chef du Centre Fouilleur d’Horizon». Ce Centre est censé prévoir l’avenir à long et à très long terme. M. Monnier commente: «Les gouvernements sont déjà heureux s’ils peuvent s’offrir un bon service de renseignements, censé les avertir sur ce qui leur pend au nez à l’horizon six ou douze mois. D’ailleurs, ils ont déjà beaucoup à faire avec ce qui va se passer dans le pays et dans le monde ce soir et demain matin.»

M. Monnier ajoute un peu plus bas: «Dans les faits, les seuls “fouilleurs d’horizon” plus ou moins écoutés sont ceux qui […] viennent, avec leur prédictions, conforter les convictions populaires du moment.»

L’historien Jacques Bainville, qui annonçait la guerre de 1939-1945 au début des années 1920, prétendait au contraire qu’on pouvait tout prévoir, sauf la date. Il ne se disait pas visionnaire. Simplement, une connaissance encyclopédique du passé, une attention continuelle à l’actualité – il lisait chaque jour des quotidiens en cinq ou six langues – lui permettaient de discerner les mécanismes individuels et collectifs à l’oeuvre dans les événements: le besoin d’appartenir à une communauté et d’y trouver la sécurité, la situation géographique, le climat, la ou les religions, les moeurs ainsi que ces facteurs plus mouvants que sont la richesse nationale, la démographie, la qualité des hommes au pouvoir, sans oublier l’influence des autres Etats, des pouvoirs parallèles, occultes ou publics, économiques, religieux, sectaires, idéologiques.

Si on veut, par exemple, essayer de prévoir l’avenir du Canton de Vaud, il faut avoir à l’esprit la ligne complexe de son histoire, l’ampleur et la diversité de sa géographie, ses frontières poreuses du côté de Genève et de Fribourg, l’importance de ses vallées nord-sud, sa culture durablement agricole et viticole, le rôle du protestantisme, l’importance de la présence étrangère sur son sol, ses grands hommes, le rôle délétère des partis… et surtout, surtout la prodigieuse stabilité de la psychologie des peuples, sans le respect de laquelle rien ne peut se faire de grand et de durable.

C’est de la physique politique. Ses lois sont sans doute moins rigoureuses que celles de la physique tout court. Elles n’en cadrent pas moins étroitement la décision politique, la déterminent même quelquefois. L’histoire permet de constater la permanence de ces lois. En ce sens, elles éclairent moins l’avenir au sens strict que le présent de la nation, ce long présent qui passe les générations.

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