Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Hercule et les nouveaux bureaucrates

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1918 1er juillet 2011
En octobre de l’année passée, le Parti libéral-radical suisse lançait une initiative «Halte à la bureaucratie!»1. Il y a quelques jours, la moitié des signatures nécessaires étaient récoltées. L’échéance est fixée au 12 avril 2012. L’initiative est soutenue par l’Union suisse des arts et métiers (USAM).

La croissance bureaucratique est un thème majeur de la politique intérieure suisse, étant entendu qu’il faut distinguer la bureaucratie de l’administration. L’administration, bras de l’Etat, est indispensable. Elle a pour tâche de faire passer en force les décisions de ce dernier et de s’assurer, au besoin par des sanctions, que chaque administré s’y soumet.

L’administration se transforme en bureaucratie dès qu’elle tend à former un corps indépendant du politique, dès qu’elle ne se considère plus comme un moyen mais comme un but, dès qu’elle ne vise plus que sa reproduction et son extension. Et le politicien se transforme lui aussi en bureaucrate quand, par manque d’imagination ou de courage, il se satisfait d’une vision mécanique des choses, dès qu’il remplace l’imagination par la routine et se noie dans des approches techniques au lieu de conserver une vision politique. La bureaucratie est constituée de politiciens trop faibles et de fonctionnaires trop ambitieux.

Depuis les ronds-de-cuir de Courteline, la bureaucratie a pris des formes plus modernes qui n’ont cessé de renforcer son autonomie par rapport au pouvoir politique. Ce sont par exemple les organes permanents de certains concordats intercantonaux, qui jouent les Etats dans l’Etat. Ce sont aussi les conférences des gouvernements cantonaux; ou les conférences des conseillers d’Etat responsables de tel ou tel département; ou les conférences suisses des chefs de service de tel ou tel département. Ce sont encore les obscurs «organes communs», introduits dans la Constitution par le biais de l’énorme paquet législatif de la RPt2 et mis en oeuvre pour la première fois dans le cadre de cet autre monstre bureaucratique qu’est l’«Espace éducatif suisse unifié». Les organes communs réunissent des représentants fédéraux et cantonaux et sont habilités à prendre en toute discrétion des décisions exécutoires en matière scolaire.

Tous ces organes officiels agissent plus ou moins en marge du jeu ordinaire des institutions. Ils prennent des décisions qui échappent au contrôle politique, ou en tout cas le rendent difficile… et d’autant plus difficile que maint politique est satisfait de se décharger discrètement sur eux de certaines responsabilités lourdes ou délicates.

Prenons l’exemple de la Conférence suisse des impôts (CSI). Formée des chefs de service des administrations cantonales des finances, elle est le décalque administratif, et en principe subordonné, de la Conférence des directeurs cantonaux des finances (CDF). En 2003, elle a publié son «nouveau certificat de salaire» (NCS). Il s’agissait d’un certificat de salaire unique pour toute la Suisse, censé rendre les choses plus faciles «car de nos jours, on ne peut plus vivre avec vingt-six formules différentes, etc.»; on connaît la rengaine.

Or, il s’avéra que la CSI n’avait pas travaillé pour simplifier le travail des entreprises, mais pour accroître leur rentabilité fiscale. Il en est résulté un texte monstrueux, absurdement chicanier et augmentant par dizaines de millions les coûts de gestion des entreprises suisses.

Les organisations économiques faîtières, en particulier l’USAM, réagirent avec violence. La presse s’en fit l’écho. Et voici l’admirable: ni le Conseil fédéral – alors que l’affaire était fédérale –, ni la CDF – alors que la CSI lui est subordonnée –, ni les gouvernements cantonaux – alors que c’était une oeuvre de leurs représentants –, ne se jugèrent compétents pour intervenir et remettre la CSI à sa place. Elle et son NCS échappaient ainsi aux gouvernements, aux parlements cantonaux et au référendum populaire.

Finalement, d’innombrables interventions parlementaires – on parle d’une quarantaine – contraignirent la CSI à reculer un peu et à simplifier partiellement le NCS.

Mais la bureaucratie n’apprend jamais rien. En 2009, la même CSI publiait, sans même consulter la CDF, une circulaire triplant purement et simplement l’impôt sur les titres non cotés. Emotion dans les petites et moyennes entreprises! Une motion Conférence suisse des impôts, rétablir son caractère officieux fut déposée en juin de la même année par le conseiller aux Etats Rolf Büttiker et adoptée par les Chambres. Dans sa réponse du 2 septembre 2009, le Conseil fédéral approuvait cette revendication, mais ajoutait qu’il n’avait pas la compétence de mettre en oeuvre les mesures qu’elle préconisait. La motion Büttiker s’enlisa et il fallut que l’USAM, encore elle, exerce de lourdes pressions, dans la presse et dans la Salle des pas perdus, pour contraindre la CDF à mettre la CSI au pas. C’est manière de parler: on a fixé le principe de rencontres régulières entre ces organismes et les représentants de l’économie. Encore une fois, n’imaginons pas que la CSI sera moins conquérante et la CDF plus énergique!

L’impuissance de la CDF n’est pas si surprenante qu’on pourrait le penser. Même s’il est un politique censé représenter son canton, le membre de la CDF est contraint de travailler dans une perspective à la fois sectorielle et fédérale, ce qui exclut d’emblée la prise en compte du bien commun de son canton. Cela engendre de soi une approche technocratique.

Il y a un mois, La Nation parlait du monstre bureaucratique, étatiste et centralisateur qu’est la «loi sur la prévention et la promotion de la santé». Le présent numéro expose en page 4 les grandes lignes du «Projet de territoire Suisse», un autre de ces textes de spécialistes qui règlent tout à partir de leur spécialité: c’est ainsi que les aménagistes en cour commencent par prévoir un redécoupage de la Suisse en douze régions, pour déborder sur la mobilité douce et finir par pontifier sur des questions touristiques et sociales.

On le verra, ce «projet» n’est pas une loi, ni une ordonnance, encore moins un article constitutionnel, ce qui fait qu’il échappe à tout contrôle. C’est un texte théoriquement sans pouvoir de contrainte. Mais s’il n’est pas combattu vigoureusement et publiquement, il sera invoqué comme une autorité incontestable par tous les politiciens en mal d’idées et de références et influencera en profondeur l’évolution législative des prochaines années.

L’initiative est-elle une réponse à la hauteur des problèmes posés par la bureaucratisation? Outre son relent électoraliste et sa formulation trop générale à notre avis pour être vraiment contraignante, l’initiative promet surtout la création de bureaux supplémentaires chargés de contrôler la croissance bureaucratique. Elle est lourdement centralisatrice, traitant de l’administration non seulement au niveau fédéral, mais aussi cantonal et communal. Quant aux commentaires qui l’accompagnent, ils ne font pas mention de ces nouvelles bureaucraties supracantonales qui court-circuitent les pouvoirs traditionnels. Les ont-ils seulement identifiées?

Sur le fond, nous croyons que la bureaucratie ne rend jamais rien parce qu’elle ne le peut pas. Chaque problème concret qu’on lui confie se voit découpé et réparti dans divers règlements particuliers dont chacun vit et croît pour lui-même. C’est pourquoi la réduction de la bureaucratie demande infiniment plus que l’application d’une norme constitutionnelle. C’est à l’affrontement de l’hydre de Lerne et au nettoyage des écuries d’Augias que les politiques sont conviés. C’est aussi à une descente aux enfers, car la bureaucratisation est un processus de mort politique.

 

NOTES:

1 Art. 9a Exécution non bureaucratique de la législation (nouveau)
Toute personne a droit:
a. à des lois compréhensibles et à leur application simple, non bureaucratique et efficace;
b. au traitement rapide, simple et non bureaucratique de ses affaires par les administrations et les tribunaux.
Art. 94, al. 3, 2e phrase (nouvelle)
3 … A cet effet, ils prennent les mesures nécessaires pour limiter au maximum le poids de la réglementation et la charge administrative des entreprises; ce faisant, ils tiennent compte des intérêts de celles-ci, en particulier des micro-entreprises et des petites et moyennes entreprises.

2 La réforme complète de la péréquation financière et de la répartition des tâches. Selon l’administration fédérale elle-même, «la plus grande réforme du fédéralisme depuis la création de l’Etat fédéral».

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: