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L’étrange chemin du Projet de territoire Suisse

Olivier Rau
La Nation n° 1918 1er juillet 2011
Un curieux objet politico-juridique non identifié est encore en consultation pendant quelques jours. Il s’agit du «Projet de territoire Suisse», document de huitante pages censées donner rien moins que la vision du développement territorial futur de la Suisse. Les septante premières pages font le tour de cinq objectifs (dont «promouvoir les qualités» et «faire preuve de solidarité») et sept stratégies («encourager les collaborations et les partenariats», «coordonner le Projet avec les visions du développement territorial européen», etc.). Cela débouche sur une proposition de mise en oeuvre demandant notamment de «surmonter les modes de penser sectoriels et de privilégier une approche orientée vers le projet, interdisciplinaire et suprarégionale, par exemple dans le contexte de territoires d’action».

Dans la continuité des «Grandes lignes de l’organisation du territoire suisse» de 1996 ou, plus récemment, du «Rapport sur le développement territorial» de 2005, il s’agit d’une nouvelle pure oeuvre d’aménagiste, remplie d’un verbiage technocratique et balisée d’évidences et autres idées reçues. On retrouve aussi évidemment la tendance naturelle des aménagistes à vouloir s’occuper de tout et en particulier de diverses questions qui n’ont rien à voir avec le territoire. En avant donc, une nouvelle fois, pour de la planification tous azimuts, du tourisme à développer selon une approche systémique (avec du «marketing touristique suprarégional») au renforcement et à la diversification de l’«économie du savoir», en passant par «une offre culturelle et de logements équilibrée et diversifiée [qui] doit être encouragée dans les quartiers pour lutter contre les processus de ségrégation sociale». Fortement empreint d’idéologie, le document ignore très largement l’économie et son développement. Il prend en compte presque exclusivement les transports publics et fait la part belle à une vision seulement urbaine de la Suisse. Les dix dernières pages du machin, sous la devise «agir ensemble», compilent diverses recommandations à l’adresse des trois niveaux de l’Etat.

Une drôle de convention

Il faut dire ici que, contrairement à ses prédécesseurs, le document a (du moins en apparence) non seulement été concocté par la Confédération, mais aussi par la Conférence des gouvernements cantonaux, celle des directeurs cantonaux de l’aménagement du territoire, l’Union des villes suisses et l’Association des communes suisses. De manière très curieuse, ces cinq «partenaires» auto-déclarés ont commencé par signer, le 11 mai 2006, une «convention pour l’élaboration commune d’un projet de développement territorial». Le moins que l’on puisse dire, c’est que la valeur et la portée de ce document sont à la fois peu claires et discutables. En effet, peut-on vraiment considérer l’Union des villes suisses, par exemple, comme pouvant être sur pied d’égalité avec d’autres partenaires contractuels? Les problèmes spécifiques des villes sont certes reconnus par la Constitution fédérale, dont l’art. 50 al. 2 et 3 prévoit que «la Confédération tient compte des conséquences éventuelles de son activité pour les communes. Ce faisant, elle prend en considération la situation particulière des villes, des agglomérations urbaines et des régions de montagne». Mais cela n’a pas pour effet de donner aux villes un poids du même ordre que celui des trois niveaux institutionnels et, dans tous les cas, les interlocuteurs de la Confédération sont et restent les cantons.

Quoi qu’il en soit, pour l’heure, cette espèce de contrat constitue le seul et unique embryon d’ancrage institutionnel du projet. Personne n’a en effet jugé bon d’attendre qu’il y ait une base légale pour aller de l’avant dans les travaux. Tout de même un peu gêné, le Conseil fédéral a bien tenté de répondre le 16 mars 2009, à une question du conseiller national Arthur Loepfe, que l’on peut rattacher le Projet de territoire Suisse à l’art. 13 de la loi fédérale sur l’aménagement du territoire (LAT). Cela ne trompe cependant personne, car cette disposition ne vise expressément, selon son titre marginal, que les «conceptions et plans sectoriels». Elle précise que «pour exercer celles de ses activités qui ont des effets sur l’organisation du territoire, la Confédération procède à des études de base; elle établit les conceptions et plans sectoriels nécessaires et les fait concorder. Elle collabore avec les cantons et leur donne connaissance en temps utile de ses conceptions et plans sectoriels ainsi que de ses projets de construction».

En attendant une base légale

Certes le Projet de territoire Suisse a-t-il été développé en parallèle à une tentative de révision complète de la LAT, mise en consultation en fin d’année 2008 et qui prévoyait plusieurs articles relatifs au projet. Cette tentative a cependant fait long feu au stade de la consultation déjà, tant elle était extrême et foulait aux pieds les principes de répartition des compétences en matière d’aménagement du territoire posés par l’art. 75 de la Constitution fédérale. On signalera que, dans le cadre de la consultation, le Tribunal fédéral a émis l’avis, resté lettre morte, que le Projet de territoire Suisse manquait même d’une base constitutionnelle claire. Bref, cette révision de la LAT a été abandonnée, mais le Projet de territoire Suisse poursuit son bonhomme de chemin, en électron libre.

Les choses changeront peut-être dans le cadre de la deuxième partie d’une révision partielle de la LAT et le Projet de territoire Suisse pourrait alors acquérir enfin un semblant de légitimité. Mais ce n’est pas demain la veille, car il s’agit d’abord de mettre sous toit la première partie de cette révision, qui doit servir de contreprojet indirect à l’initiative pour le paysage. Dans ce dossier, les discussions sont âpres et loin d’être terminées, s’agissant surtout de la question du prélèvement de la taxe de plus-value, que le Conseil des Etats a décidé de renforcer sensiblement.

L’influence des aménagistes fédéraux

Dépourvu de base légale et sans doute de base constitutionnelle, le projet n’en est donc pas moins allé de l’avant, largement sous la coupe des aménagistes de l’Office fédéral du développement territorial (ODT) et loin de l’esprit de «partenariat» qui semblait souffler au moment de la signature de la convention. Cette dernière a certes mis en place un «groupe de suivi politique» composé de treize personnes1. Mais l’essentiel du travail et de la formulation de propositions était dévolu au «groupe de travail technique», dont les séances, selon la convention, étaient «dirigées» («geleitet») par l’ODT. L’emploi de ce verbe ne doit sans doute rien au hasard… Quant à la rédaction du document final, elle a été confiée aux seuls fonctionnaires de l’ODT.

L’ODT a bien tenté de faire illusion en disant associer au processus «de larges cercles de la population», dans le but de favoriser une «large adhésion» au projet. En réalité, les forums «Perspectives» tenus dans neuf régions en mars et avril 2007, le forum «Echanges» de mai 2007 à Zurich et les forums «Echos» d’août et septembre 2008 ont tourné dans une large mesure en vase relativement clos. L’auteur de ces lignes ayant partiellement participé au forum de Lausanne du 16 septembre 2008, il en garde le souvenir de quelque chose tenant pour une bonne partie de l’alibi et se souvient d’une assistance dans une large mesure sous influence de l’ODT.

Aux organes politiques légitimes d’agir

Cela dit, quant au fond, le Projet de territoire Suisse est au mieux inutile, au pire dangereux. Il faut donc y renoncer. Loin des grands projets conceptuels, les problèmes réels et concrets d’aménagement doivent se régler, demain comme hier, au cas par cas, en fonction des spécificités et du génie du lieu, en tenant compte des besoins de la population et de l’économie locales, en collaborant aussi, chaque fois qu’il le faut, avec les cantons voisins et les communes concernées. Il est prévu qu’au terme de la procédure de consultation le projet soit «adapté sur la base des prises de position reçues, puis adopté sur le plan politique par les partenaires des trois niveaux de l’Etat». On compte donc sur eux pour envoyer alors définitivement à la poubelle ce funeste projet.

 

NOTES:

1 Dans le groupe de suivi politique, on relèvera en passant que les représentants des cantons romands n’étaient que deux: Daniel Brélaz et Viola Amherd, présidente de la ville de Brigue. Le Tessin n’était même pas de la partie. Quant au groupe de travail technique, sur trente-et-un membres, il n’y avait que quatre Romands, dont le préfet du district de Lausanne.

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