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La littérature au secours des éducateurs

Jacques Perrin
La Nation n° 1958 11 janvier 2013

Il y a peu de temps, nous avons montré dans quelle mesure le simple apprentissage de la lecture contribue à l’éducation des enfants. A douze ans, peut-être avant, certains d’entre eux accèdent aux œuvres que la tradition a distinguées, celles qui expriment avec art le génie des peuples, y compris celui du peuple vaudois, et qui constituent la littérature universelle.

On n’associe pas immédiatement la littérature à l’éducation, mais plutôt au divertissement, au rêve ou, au mieux, à la jouissance esthétique. Ce serait toujours le moyen qu’ont trouvé les jeunes filles pour s’évader de la réalité prosaïque du quotidien, si les Emma Bovary d’aujourd’hui ne préféraient pas pianoter sur leur smartphone. Ne vaut-il pas mieux s’adonner à la science managériale ou à l’anglais d’aéroport?

Oui, le professeur de français travaille pour le petit nombre; comme le pasteur, il s’adresse à quelques âmes, féminines le plus souvent, masculines quelquefois, qui ont le mérite d’exister et pour lesquelles son travail est plus nécessaire que jamais1.

La littérature est d’autant plus incongrue que son apport éducatif est difficile à évaluer, au moment même où l’évaluation obsède l’école plus que jamais. Il est possible de savoir si un élève a compris douze lignes de Balzac, non d’en conclure que le destin pathétique du colonel Chabert a changé son attitude face à la vie. De plus, l’effet produit par une œuvre est souvent retardé. Entre quinze et dix-sept ans, l’auteur de ces lignes a lu six fois, fasciné, l’Adolphe de Benjamin Constant, ignorant encore aujourd’hui la cause d’un tel impact. Il trouvait ça beau, tout simplement, bien que son professeur de collège, puis son professeur de gymnase, lui aient imposé cette lecture sans lui demander son avis.

Le maître de français sait ce qu’il sème, mais la récolte lui est le plus souvent dérobée. Il arrive qu’un ancien élève rencontré dans le train par hasard lui avoue que la lecture de Maupassant ou de Baudelaire l’a changé, et le maître se dit qu’il n’exerce pas son métier en vain.

Aussi ne savons-nous pas exactement ce que nous faisons quand nous prétendons éduquer les enfants par la littérature. Ce type d’éducation n’est pas intrusif. Il ne s’agit pas de contraindre l’adolescent à «s’intéresser» à la littérature et à en «tirer profit», ni de réduire les œuvres à des maximes morales saturées de «tu dois» ou de «il faut». La littérature nous aide à nous construire sans avoir besoin d’être «édifiante». Elle ne dit pas à l’élève: «Fais ceci!», mais «Regarde comment est le monde!» Elle en impose d’abord par le style, autrement dit par une certaine espèce de beauté. Le professeur peut lâcher de temps à autre, dans l’enthousiasme, que les œuvres sont «belles», mais le charme opère seul, sans qu’il soit nécessaire d’ensevelir Molière et Balzac sous les commentaires. Si la sensibilité de l’élève s’oriente vers la beauté, s’il sent soudain que l’élégance de la langue distingue la littérature des productions écrites quotidiennes, son éducation progresse.

Il est possible de repérer dans toute œuvre une scène, un destin ou des réflexions qui se rattachent au vécu des enfants. Le maître entre en conversation avec eux sur des thèmes majeurs, la sexualité et l’amour par exemple. On se dispenserait des leçons de Pro Familia si on lisait plus attentivement Zola, Maupassant, Marivaux et Balzac. A propos des difficultés auxquelles les adolescents se heurtent sans répit, comme les conflits familiaux, les ruptures, une maternité «non désirée», le suicide, le respect dû au beau sexe, le premier amour, la cruauté des mâles, la noble naïveté de certaines jeunes filles, le pouvoir des riches et des notables, quel «intervenant» rivaliserait avec Maupassant, Molière, ou avec Ramuz et son Aline?

A quoi bon des théories désincarnées sur l’égalité de l’homme et de la femme, la paix, les droits de l’homme, la foi? Tout est dans les livres. Opposer la vie aux livres n’a pas de sens. Les livres restituent ce que la vie a de plus concret; la sexualité par exemple n’y est pas dissociée des sentiments, des mœurs d’une époque, des hiérarchies sociales, des conceptions religieuses. Chaque détail prend sa place dans une totalité qui le relativise. Voici un paradoxe: le Rouge et le Noir plongera les adolescents au cœur des réalités de l’amour tandis que les mornes instructions sur le port du préservatif les en éloigneront.

Grâce à la littérature, ils auront une chance d’accéder au réel en entendant une autre musique que celle de la propagande officielle.

La littérature, notamment française, offre un point d’appui pour résister à l’esprit du temps, par le style. Elle offre une cure de réalisme, lequel, souvent teinté de désillusion, vient saborder l’idéalisme niais, à la fois utilitaire et vindicatif, des bourgeois prétendument affranchis qui nous gouvernent.

A cet égard, trois auteurs sont particulièrement recommandables: La Fontaine, Molière et Balzac. Tous les trois envisagent le tragique de la condition humaine sans en évacuer ni la joie ni la douceur. Ils sont équitables envers le réel et lui rendent justice. Ce sont les artistes sereins du juste milieu, non qu’ils préconisent une sorte de médiocrité, mais parce qu’ils s’élèvent au-dessus du pessimisme facile et de l’optimisme révolutionnaire.

Pour les professeurs ayant affaire à des élèves de douze à seize ans, le choix des auteurs est difficile. La noirceur domine la littérature française. Maupassant, Zola, Ramuz ne se distinguent pas par leur gaieté, les grands poètes non plus. Anouilh, Pagnol ou Jules Renard n’échappent pas au désespoir, au cynisme (Topaze) ou à la cruauté (Poil de carotte). Sous des dehors plaisants, Voltaire s’indigne contre tout, comme Hugo, comme Rousseau qui, eux, n’ont pas l’excuse de nous faire rire. Ceux qui savent être heureux, Montaigne, Stendhal, le second Giono, sont réservés à des élèves plus âgés.

Molière ne voulait sans doute pas éduquer qui que ce fût, mais sa maîtrise souveraine du vers, sa connaissance parfaite du cœur humain, et le rire dont il est l’indémodable source, font de lui l’éducateur véritable. Il met en scène des personnages extrêmes, carrément fous, qui empoisonnent la vie de leur entourage, comme l’Avare, le Misanthrope, le Bourgeois gentilhomme, le Malade imaginaire ou Orgon dans Tartuffe, tous prisonniers de leurs obsessions. Face à eux se dressent des personnages pleins de noblesse et de bon sens, capables de ramener les fous à la raison. Une servante, une sœur ou un oncle parviennent toujours à surmonter le chaos imminent par la joie de vivre, l’affection et la mesure. De même que la musique de Bach supporte les adaptations les plus idiotes, de même le théâtre de Molière permet les interprétations les plus opposées, tragiques ou comiques, sérieuses ou farceuses.

Dans les pièces de Molière, la vie humaine est montrée dans toute sa complexité, sous tous les angles C’est pourquoi elles sont si précieuses aux éducateurs. Comme ses prédécesseurs latins, Molière «corrige les mœurs en riant» (castigat ridendo mores).

Aucun charlatan soi-disant spécialiste en «développement personnel» ne lui arrivera jamais à la cheville.

 

NOTES:

1 Il paraît que 9% des adolescents lisent encore des livres après dix-sept ans.

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